Après une première apparition à la Quinzaine des Cinéastes au Festival de Cannes et en compétition internationale à l’Etrange Festival l’année dernière, The Sweet East, premier long métrage personnel du directeur de la photographie Sean Prince Williams, sort enfin en salles : une odyssée fantastique, rocambolesque et désopilante, nous plongeant dans une critique acerbe d’une Amérique (la côte Est) fracturée, communautaire et déséquilibrée. C’est à travers le voyage d’une jeune femme, Lillian (formidable de naturel Talia Ryder), une Alice aux pays des merveilles rebelle et malicieuse, qu’un défilement des mondes s’opère : en un seul regard, elle passe volontiers du faux attendrissement au mépris, ou de l’émerveillement à l’agacement. Lillian profite d’un voyage scolaire pour s’enfuir de son quotidien monotone et insipide avec son petit ami, et se retrouve propulsée dans une succession de rencontres toutes plus extravagantes, farfelues et inopinées les unes que les autres. Entre conte philosophique, chronique picaresque, comédie noire et épopée fantastique, The Sweet East promet une traversée sensationnelle, emplie d’humour, de sarcasme, d’absurde et de dynamisme foisonnant.

Copyright Potemkine

The Sweet East ne se conçoit pas tant comme une destination en soi qu’un voyage à multiples niveaux : un voyage géographique, tout d’abord, en passant de contrées en contrées, de forêts en ville, de campagnes en manoirs…le trajet se fait en bus, en camion, à pied, en courant, en se cachant, en s’enfuyant. Lillian voyage à travers divers paysages ethniques, identitaires, historiques et philosophiques. De la soirée en squat punk, à la cérémonie d’activistes suprémacistes, en passant par la maison de Simon, un cinquantenaire bavard et cultivé, les rues de New York fourmillant à perte de vue, un casting sauvage de deux cinéastes hystériques, le tournage d’un film historique à la campagne, ou encore le repère d’islamistes fan de musique et de danse électro. Dès la première séquence, la caméra tournoie et vibre au gré de ses images : Lillian s’échappe de la soirée d’un bar en se réfugiant dans les toilettes décrépies, tapissées de graffitis et aux miroirs fêlés, et se met à contempler son reflet avant de se mettre à danser et chanter dans un rythme effréné. Souvent filmées en caméra à l’épaule, les premières scènes, dans une image particulièrement texturée (en 16 mm), annoncent et confèrent immédiatement la folle énergie de The Sweet East, qui s’ouvre comme une propulsion extatique : on pense particulièrement à Gregg Araki, avec cette esthétique punk-nihiliste qui rappelle autant Nowhere (1997) que The Doom Generation (1995).

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Avec sa candeur adolescente teintée de malice, Lillian se confronte à un monde de démence, de perversion et d’aliénation, dans lequel elle navigue sans jugement ni a priori —un peu comme une ingénue de Voltaire— à la différence qu’elle brille tout de même par son caractère espiègle et libre. Le monde adulte de The Sweet East  auquel Lillian est est saturé de logorrhées didactiques et de volontés de la façonner : le cinquantenaire qui l’héberge dans sa grande maison et ne cesse de lui expliquer des détails insignifiants de leur environnement en étalant sa culture, ou le producteur et la réalisatrices euphoriques au possible, voyant qu’ils ont trouvé en Lillian « leur actrice » ; ou encore son hôte islamiste qui la cache car la vision d’une femme par ses camarades serait fatale. L’épopée de la  jeune protagoniste se précipite alors à la fois dans divers paysages sociologiques, mais aussi historiques, en ce sens où The Sweet East a quelque chose d’atemporel : l’image oscille très bien entre l’esthétique des années 1970, 80 et 90 —bien que vite démentie par l’usage de la cigarette électronique des personnages—, tout en, par le biais d’une mise en abyme du tournage d’un film historique se passant au XVIIIe siècle, opérant également des sauts temporels. L’atemporalité du film de Sean Price Williams ajoute une dimension onirique au voyage spatial de Lillian, déjà teinté de fantastique par l’extravagance de ses rencontres. 

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Avec son côté absurde et empli d’humour noir, The Sweet East compose en filigrane du voyage une symphonie de l’adolescence, entre quête identitaire, désir de provocation et d’émancipation, et jeux de rôles. Le ton de comédie noire et la catapulte des événements et des rencontres se rapprochent beaucoup du dernier film de Ari Aster, Beau Is Afraid, au point que l’on pourrait aisément renommer le film de Sean Price Williams : Lillian Is Not Afraid. L’identité de la protagoniste se façonne au fur et à mesure de ses rencontres, occasionnées à l’origine par la fuite de son environnement, de son lycée et de sa famille. Ses yeux écarquillés traduisent sa stupéfaction au fur et à mesure des mondes qu’elle traverse, lui insufflant la liberté absolue de se réinviter constamment : elle est certes une Alice au pays des merveilles, mais également une Pinocchio avide de mensonge. Lorsqu’elle fait la rencontre Simon, par exemple, elle subtilise et s’approprie le récit d’une jeune punk rencontrée lors d’une soirée dans un squat, qui lui avait évoqué son ex petit ami violent et tyrannique. La mythomanie œuvre à son cheminement identitaire tout en ajoutant à la panoplie d’onirisme et de fantastique omniprésente dans The Sweet East, jusqu’à aboutir à la mise en abyme cinématographique lorsque Lillian est castée pour jouer un premier rôle dans un film ayant lieu au XVIIIe siècle. Sean Price Williams met alors en exergue toute une réflexion sur le rôle, le jeu et le mensonge : avec l’attention portée aux vêtements — Simon taquine Lillian en lui présentant les habits de son ex femme, « démodés » donc « à son goût » ; les costumes historiques du film dans lequel elle joue ; l’empêtrement des froufrous de sa robe lorsqu’elle prend la fuite suite à un bain de sang sur le tournage —, le costume revêt une importance particulière, qu’il concerne le paraître ou le pratique.

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Le film de Sean Price Williams renvoie aussi à cette notion de fuite vers une contrée imaginaire merveilleuse : le récit se construit en ce sens sous la forme d’une fuite infinie aux allures de comédie dramatique, comme un ballet picaresque de la violence et de la folie, dans un humour noir déjanté et absurde. À la fois profondément comique mais aussi profondément tragique, The Sweet East convoque un univers absurde, riche en sarcasme et en candeur. Un premier film d’une liberté absolue qui jamais ne cesse de danser derrière nos rétines.

[Reedit de la critique du 18 septembre 2023 pour l’Etrange Festival]

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