« Je décrirais LaRoy comme une comédie qui s’ignore. C’est une histoire de chantage, de meurtre et de tromperie. Mais c’est avant tout une histoire d’amitié, celle qui unit Ray et Skip. »
Shane Atkinson
Ray découvre que sa femme le trompe et décide de mettre fin à ses jours quand un inconnu fait irruption dans sa voiture, pensant avoir affaire au tueur qu’il a engagé. Acceptant la mission, Ray s’engage dans une nouvelle vie. Sous cet argument classique, il faut pourtant presqu’inventer un genre pour décrire La Roy de Shane Atkinson. Un genre américain, au croisement du Western, du road movie, du conte, du film noir et de la satire des mœurs ploucs, qui camperait, à travers le portrait au vitriol d’une petite ville américaine et de ses habitants, les indécrottables tendances de la société américaine. LaRoy, petite ville imaginaire du Texas (évoquant celle, bien réelle, de LeRoy, au nord-est du comté de McLennan dans le même état) sert de décor à une satire sociale savoureuse au goût de hot dog et de chili con carne. Le film convoque, de parkings de motel en diners en passant par les rayons d’un magasin de bricolage, et, bien sûr, par le bar à hôtesses et les maisons en bois aux portes-fenêtres qui claquent, les décors types d’une Americana de studio.
Éloigné par presque un siècle de cinéma des grands espaces du western, suggérés à l’occasion d’un enfouissement de corps dans la plaine aride aux hautes herbes sèches ou des déambulations de Ray ou de Harry sur les interminables routes du Texas, LaRoy use d’un effet de loupe pour étudier dans la micro-topographie repliée sur elle-même de la petite ville, les envenimements des conflits humains qui rappellent que la nature humaine est médiocrement éternelle et identique à elle-même. Aux États-Unis, elle est, de plus, étroitement liée à un esprit de conquête spécifique : celui du rêve américain, ici décrit comme la pathétique escroquerie d’une ex-reine de beauté et d’un play boy de seconde zone rêvant de sortir de leur trou. Ce premier long métrage de Shane Atkinson semble réussir le pari de nous faire rire du tragique des mœurs.
Le film convoque tout un panthéon d’emplois-types du cinéma américain : hypocrites investisseurs et gentils autochtones à la Killers of the Flower Moon (Martin Scorcese, 2023), crétins hilarants distillant le malaise à la Fargo (Joel et Ethan Coen, 1996), mères ou maris-courage à la naïveté consternante mais bouleversante à la Three Billboards (Martin McDonagh, 2018), cow-boys crapuleux revenus des lointains films de John Ford ou de Sam Peckinpah. Tous maître-chanteurs sordides, voleurs rocambolesques, arnaqueurs fratricides, idiots, naïfs, auxquels s’ajoutent les adultères véreux tout droit sortis des séries policières américaines.
Le scénario, maintes fois salué pour son déroulement en cascade et son originalité, offre le foisonnement d’un film choral propice à la fresque sociale, où des personnages apparaissent, semblent prendre le devant de la scène, puis disparaissent. Le destin tragique du trop gentil Ray, inadapté à la prédation made in USA et de son pote Skip est le fil rouge qui coud ensemble les morceaux de la fresque pour la faire apparaître. Cette galerie de margoulins, fripons et brigands, dans les motels louches, les bars à filles, les concessions automobiles douteuses, le magasin d’outillage Jepson, évoquant la domination d’un matérialisme déprimant et pré-pensé à la Leroy-Merlin, concourt à un effet d’accumulation. La « trilogie des idiots » des frères Coen n’étant pas loin, la narration emboîte, par effet auto-générateur de l’imbécillité, « une histoire de chantage, de meurtre et de tromperie ». La « comédie qui s’ignore » se résout par le rire amer que provoque toute comédie humaine grinçante. Jérôme Bosch n’est pas loin non plus, de La nef des fous au Jugement Dernier. Car c’est bien un jugement dernier qu’effectue LaRoy : une implacable hécatombe sanctionne le parcours des méchants parvenus comme celui des gentils, éternelles victimes du capitalisme. L’énigmatique regard de Ray en fin de film, dans une agonie sur fond de résurrection bouffonne sur une cuvette de W-C, fait écho aux représentations des derniers regards de Jésus sur la croix.
Le travail de la photographie vient sublimer la « tragédie des mœurs ». La lumière texane contrastée enveloppe les scènes de jour à la couleur saturée par des teintes chaud-froid. Le grain confère à l’image une esthétique rétro et donne une âpreté au récit. Les éclairages nocturnes renforcés des néons inondent les personnages de couleurs artificielles et suscitent une atmosphère étrange, surréelle, hors du temps et hors du monde, mais en relief, dans l’espace particulier d’un conte. D’un conte sauvage texan reformulant le mythe américain : il était une fois une image léchée publicitaire appliquée aux paysages semi-ruraux de LaRoy qui se prenait pour Las Vegas. Ce cri d’amour aux environnements cinématographiques texans convoque aussi les ambiances de saloon et de villes désertifiées sous des airs de fausse tranquillité résidentielle à la Stranger Things.
« Il était une fois à LaRoy » prend vite un tour comique, la saturation des couleurs, l’ostentation du style plouc dans les costumes et les décors produisant un « grossissement comique » pittoresque. Pour Shane Atkinson, l’avantage qu’il y a à filmer un patelin, c’est qu’« un rien peut prendre des proportions énormes. Tout le monde se connaît dans une petite ville et la réputation, c’est important. Les secrets sont bien plus lourds à porter et les petits problèmes bien plus insurmontables. Les crimes ont l’air plus personnels dans ce contexte ». Le ridicule y est exacerbé par la convergence des regards de tous. Les prénoms ringards des personnages : Ray, Skip, Junior, Stacy-Ann…semblent exprimer cette déformation par un regard aiguisé qui, l’air de rien, démantibule les faux-semblants de la famille, lieu le plus propice aux grandes tragédies. Dans LaRoy, la vie familiale est renvoyée au plus sinistre des individualismes : elle est comparée à une entreprise dans laquelle tous les rapports sont comptables. Mais par un retournement souterrain, le tragique familial du mariage devient « terreau très fertile pour la comédie ».
Shane Atkinson brosse ce portrait ironique des revendications de la middle class américaine pour une place au soleil à travers plusieurs personnages. Stacy-Ann (Megan Stevenson) est peinte comme une ex-reine de beauté décatie aussi idiote que cynique, prête à toutes les abjections pour reconquérir sa couronne de miss, y compris dénoncer son mari. Junior (Matthew Del Negro), le frère cadet de Ray, personnifie l’emballage vide : son bodybuilding et sa belle gueule recouvrent un néant éthique. Persuadé de mériter l’American way of life, il rabaisse son frère en public, lui pique sa part dans les caisses de l’entreprise familiale, lui vole sa femme, le dénonce, ment à qui mieux-mieux, s’enfuit avec la mallette de billets.
Le duo composé par Ray (John Magaro) et Skip (Steve Zahn) sur la piste du tueur à gages (Dylan Baker) qui lui-même les poursuit, rompt avec les autres personnages. D’abord, il convoque la screwball comedy, comédie loufoque centrée sur les affaires de mœurs, notamment les divorces, en alliant humour burlesque et comique de situation. Il se détache de la toile de fond parce qu’il est le seul à résister au mercantilisme ambiant. Ray est sincèrement amoureux de sa femme et prêt à tout pour la rendre heureuse. Il est la victime idéale, harcelée par tous, jusqu’aux policiers qui défoulent sur lui leurs refoulements homosexuels. Skip poursuit un rêve d’enfant : être détective privé. L’inaptitude foncière aux premiers rôles de ces deux loosers en fait pourtant des leaders que l’on n’imaginait pas. Ces deux hommes sans qualités particulières ont la pureté enfantine du cœur qui en fait des every days heroes éminemment sympathiques. La création des personnages est à ce titre très inspirée : elle performe dans l’art du détail qui cloche, qui cogne pour faire vrai. Chaque personnage est presque ce qu’on attend de lui : presque complètement idiot, presque complètement beau, presque complètement bon, presque complètement pourri, si ce n’est que toujours un détail vient secouer le cliché. Le ressort de la construction des personnages réside dans la surprise burlesque qui fait glisser du rire aux larmes. « Je m’intéresse à des personnages atypiques, des gens que l’on n’imaginerait jamais se retrouver dans cette situation », confie encore le réalisateur.
Ainsi, si ce premier long métrage de Shane Atkinson met en lumière une image sombre du mariage par la photographie de Mingjue Hu, les décors vintages de R. Tyler Evans, le pittoresque doux amer des personnages, l’amitié de l’improbable duo, il réussit surtout le pari de nous faire rire de la tragédie des mœurs américaines, tout en distillant une leçon de vie sur la façon dont ce risible individualisme efface dangereusement les frontières entre bien et mal.
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