Parce qu’il montre comment s’est inexorablement éteinte la liberté en Lituanie à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, parce qu’il capte un déterminisme du malheur dans tous ses personnages, il serait tentant de qualifier Au crépuscule de film crépusculaire. Pourtant, sur bien des plans, le maître du cinéma d’auteur lituanien semble nous désigner la source de son style unique ici transposé en drame historique, d’une histoire hautement poreuse avec celle de l’âme slave et la sienne, comme s’il nous livrait les clefs du mystérieux domaine enchanté et mutique livré de façon fragmentaire dans ses premières œuvres. C’est ainsi tout l’univers de Bartas qui, parcimonieusement, peut sembler s’éclairer tout en trouvant un somptueux accomplissement.
« Un inconsolable du monde » toujours inconsolé.
Dans Sharūnas Bartas ou les hautes solitudes, (De l’Incidence Éditeur 2016, p. 157) Corinne Maury définissait d’un trait de plume le sentiment général devant ce cinéma : « un inconsolable du monde » et c’est bien le sentiment qui prédomine ici, amplifié, exacerbé par le contexte de la domination soviétique sur le petit pays balte. Dans les misérables fermes de paysans lituaniens comme dans les forêts où s’abritent des résistants plus qu’aguerris, les « Frères de la forêt », tout l’art de Sharūnas Bartas se coule dans quelques destins singuliers pour nous livrer une peinture de l’humanité définitivement résumée aux rapports de force et à la lutte pour la survie. Des rapports de domination arrogante et aveugle, des secrets transgénérationnels plombant des générations entières, et qui vont rattraper l’être exceptionnellement solaire, bon et sensible que figure Unté, l’un des deux personnages principaux. L’adolescent Unté pourrait renverser l’ordre des choses et des êtres, ou le laisser croire, le temps d’un film de deux heures et c’est bien là, la concession de Bartas à la fiction.
La possibilité d’une énigme qui se lève.
Au crépuscule réunit la grammaire du cinéma de Bartas, en tout premier lieu la maison et ses ombres pesant de tout le poids d’un mystère oublié, emmuré. En second lieu ces personnages, dans tous les sens du terme, qui frappent par leur silence opiniâtre, leur distance millénaire, l’intériorité secrète qu’ils font peser sur chaque plan, lui conférant une puissance d’arrêt hypnotique, nous rappelant si besoin était que Sharūnas Bartas vient de la photo et du silence. Tour de force du casting, la plupart des comédiens sont non-professionnels, les partisans ont été trouvés dans une sorte de communauté chamanique vivant dans la nature, dans des maisons qu’ils ont construites eux-mêmes.
Mais cette grammaire qui nous opposait son mutisme absolu au début de l’œuvre de Bartas semble cette fois-ci remuer comme dans un ventre maternel, lever le voile sur certains secrets : le malheur originel dont Unté est le fruit, les obscures trahisons qui fomentent derrière ces résistants paraissant si purs et si durs. Des questions se posent, y répondent des armes ou des larmes. «Mes grands-parents, mes arrière-grands-parents, dont certains ont vécu jusqu’à cent ans, me parlaient de ceux qu’on appelait les « Frères de la forêt », qui avaient pris le maquis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Pour moi, l’idée d’occupation était alors très concrète : l’URSS a mis la Lituanie en cage, j’ai grandi dans cette prison » confie Sharūnas Bartas.*
L’hiver des hommes.
Toute la poétique de Sharūnas Bartas se retrouve, appliquée au thème de l’occupation soviétique et des décennies de résistance qu’elle a rencontré. Alors c’est l’hiver d’autant plus rude qu’il s’agit de vivre dehors, dans ces forêts enneigées obligeant à une vie préhistorique de feux de bois, de bêtes traquées, de faim qui gagne, dans ce territoire des marges cher à l’auteur. Mais ni les forêts ni les maisons ni la rudesse des hommes ne protègeront de rien. La plainte déchirante de la violoncelliste lituanienne Gabriele Dikciute et du compositeur tchèque de musique contemporaine Jakub Rataj nous le rappellera parfois : l’homme est son propre hiver, sa saison est implacable et « toutes les guerres sont passées par chez nous » rappelle le réalisateur*. Aucun des résistants, jamais, ne survivra.
Une esthétique comme une ascèse.
Millimétrée, au cordeau, la mise en scène subjugue. Orfévrée dans les teintes gris-vert, évidemment crépusculaire, la photo peut nous rappeler que le peintre préféré de Sharūnas Bartas est Andrew Wyeth (1917-2009). Le montage alternant de longs plans majestueux où respire la matière du monde puis des plans fulgurants de violence —les tortures soviétiques ne sont aucunement éludées — les images travaillées comme autant de tableaux de grands maîtres nous noient dans les eaux sombres d’une dictature barbare, ignoble, laminant chaque destin individuel comme toute lueur d’espoir. La mélancolie slave est chez Bartas une esthétique et cette esthétique, une ascèse.
Ce qui va disparaître.
Né en 1964 à Siauliai en Lituanie, diplômé de l’école de cinéma VGIK de Moscou, Sharūnas Bartas a créé en 1989 Studija Kinema, premier studio de cinéma indépendant de Lituanie. Au crépuscule est son dixième long-métrage.
S’il existe un crépuscule du matin, c’est le plus souvent celui du soir qui s’entend ici, désignant ce moment qui suit le coucher du soleil, juste avant la tombée de la nuit, ou de façon plus littéraire « ce qui décline, ce qui est proche de disparaître » nous dit le Larousse, comme par exemple « le crépuscule de la vie ». Si l’extinction des libertés en Lituanie se trouve à l’origine du titre du dernier opus de Sharūnas Bartas, difficile de ne pas percevoir également et rétrospectivement une part des ténèbres entourant le réalisateur qui a perdu en avril sa fille de 25 ans, l’émouvante actrice Ina Marija Bartaité après avoir perdu en 2011 la mère de cette dernière, Katerina Golubeva.
*Propos recueillis par Aurélien Férenczi pour le dossier de presse du film.
Filmographie Sharūnas Bartas
1991 TROIS JOURS
1995 CORRIDOR
1996 FEW OF US
1997 THE HOUSE
2000 FREEDOM
2005 SEVEN INVISIBLE MEN
2010 INDIGÈNE D’EURASIE
2015 PEACE TO US IN OUR DREAMS
2017 FROST
FICHE TECHNIQUE « Au crépuscule »
Film couleur lituanien – 126 mn –
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- Réalisation : Šarūnas Bartas
- Scénario : Šarūnas Bartas et Ausra Giedraityte
- Photographie : Eitvydas Doskus
- Montage : Simon Birman
- Musique : Jakub Rataj et Gabriele Dikciute
Distribution
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- Arvydas Dapsys : Jurgis Pliauga
- Marius Povilas Elijas Martynenko : Unte
- Alina Zaliukaite-Ramanauskiene : Elena Pliaugiene
- Salvijus Trepulis : Deacon
- Valdas Virgailis : Ignas
- Rytis Saladzius : Hook
- Saulius Sestavickas : Tusk
- Vita Siauciunaite : Agne
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