Figure emblématique du cinéma underground japonais ayant émergée dans les années 80 avec le démentiel Tetsuo, trip cyber-punk encore inégalé dans son genre, Shin’ya Tsukamoto a poursuivi une carrière en dent de scie mais passionnante, toujours soucieux d’un renouvellement formel tout en creusant ses thématiques doloristes autour de la souffrance, la mort, l’automutilation et la mutation. Que de réjouissance au sein d’une vision du monde violente, provocatrice et radicale à travers une vingtaine de films. Il a enchaîné les films coup de poing de Tokyo Fist à Bullet ballet en passant par une suite de Tetsuo. Tombé dans les limbes de l’oubli, il a tenté de se renouveler avec les plus consensuels Nightmare détective 1 et 2, qui comptent parmi ses opus les plus faibles, thrillers mentaux séduisants mais un peu lisses. Depuis, il s’est retiré du système, réalisant comme à ses débuts, des petits films personnels fauchés et fascinants. Nous ne remercierons jamais assez Carlotta d’avoir édité l’an dernier un magnifique coffret regroupant 10 films du cinéaste et de continuer dans cette démarche audacieuse pour sortir en salles son nouveau long métrage, L’Ombre du feu, prolongeant ainsi la veine historique de Fire of the plain et de Killing.
Le récit se situe au lendemain de la deuxième guerre mondiale, moment charnière pour le Japon, qui tente de recoller les morceaux et panser ses blessures, toujours sous le choc de la défaite et de la bombe H sur Nagasaki et Hiroshima, des faits qui ne sont pas rapportés par le cinéaste mais qui, dès les premières images, sont sous-entendus de manière très fortes grâce à la mise en scène immersive et claustrophobe, déployant un sens du hors-champs sidérant. Seule survivante de sa famille, une jeune femme est cloîtrée dans un bar en ruine, guettant les moindres clients, qui, comme on s’en doute, ne viennent pas pour boire. Un jour débarque, un gosse abandonné qui va rapidement s’attacher à la tenancière provisoire du lieu. Puis arrive à son tour un jeune homme en uniforme. La prostituée, le soldat, et l’orphelin, tel aurait pu être le titre du film, du moins dans sa première partie, contant dans un premier temps la relation atypique de ce trio singulier à la recherche de réconfort et d’humanité.
Les prémisses d’un mélodrame écorché et résilient, laissant poindre une lueur d’espoir au cœur du chaos, sont vites balayées par le regard cruel et déprimant d’un cinéaste plus nihiliste que jamais. Cette stabilité furtive, avec ces quelques instants de bonheur suspendus dans le temps, ne résiste pas à la maladie mentale et physique qui va s’emparer des personnages, à leurs traumas et névroses, encapsulés dans une bulle tragique et sans issue. Les trois survivants ne peuvent surmonter l’insurmontable. L’illusoire rapprochement se mute en effroi, dans une incapacité à transcender l’impossible. Pour rendre palpable cette atmosphère pesante dans son huis-clos éprouvant, filmé entre quatre murs délabrés dans sa triste nudité, Shin’ya Tsukamoto use des moyens du cinéma avec une virtuosité unique tant au niveau du montage, brutal et lisible, et du filmage, avec une caméra à l’épaule explorant le décor dans ses moindres recoins, sorte d’antichambre à peine plus reluisante que le monde extérieur. Cette magistrale première partie, vampirisée par des comédiens habités avec une mention spéciale pour la sensationnelle Shuri, témoigne du talent intact de Tsukamoto, le plus intransigeant des cinéastes de sa génération.
L’Ombre du feu prend ensuite un tour inattendu, tout en rupture de ton et de forme, révélant la complexité de son auteur, sa schizophrénie artistique, passant de l’horreur pur à une note d’espoir inattendue en changeant de point de vue, passant de la jeune femme à l’orphelin, devenant le fil conducteur du récit dès lors que le film sort de sa caverne asphyxiante pour s’ouvrir au monde. La démarche surprend et perturbe notre positionnement vis à vis d’une œuvre que l’on croyait d’une noirceur absolue. Ce revirement brutal exerce un effet déceptif qui provoque une perte de repère. La nouvelle direction, si elle surprend, ne convainc pas pleinement, plus confuse que troublante, amoindrissant quelque peu la puissance du premier acte. Plus naturaliste et erratique, un peu perdu dans cet espace ouvert lié au manque de moyens évidents, la mise en scène hésite entre énergie et contemplation, le découpage étant plus flottant. Le survival immersif laisse place à une errance à hauteur d’enfant, suffisamment mystérieuse pour ne pas perdre de son intérêt.
Sans atteindre l’intensité et la rage du génial Kotoko, peut-être le plus grand film de son auteur, L’Ombre du feu est un beau film fragile et déroutant, qui nourrit sa réflexion de l’impossible deuil de l’après-guerre en partant d’une situation excessive et déchirante, complément extrême au bouleversant Tombeau des lucioles avec qui il partage nombre de points communs.
(Japon-2023) de Shin’ya Tsukamoto avec Shuri, Mirai Moriyama, Oga Tsukao
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