Il y a deux sujets filmés dans Black Box Diaries, film documentaire de la journaliste Shiori Itō, faisant écho à son ouvrage Black Box (2021) relatant le viol dont elle fut victime quelques temps auparavant par l’une des figures totémiques du journalisme du Pays du Soleil levant (une sorte de PPDA japonais, pour résumer) et le combat pour le faire reconnaître, devenant ainsi tout à la fois personnalité controversée et symbole du mouvement MeToo dans son pays.

Shiori Itō et son avocate (©Art House)

Le premier d’entre eux, c’est Shiori Itō elle-même, réalisatrice-narratrice de sa propre histoire, exhumant par la représentation ce qui a brutalisé son corps et traumatisé à perpétuité son esprit. Le titre du film l’indique de lui-même : Black Box Diaries prend la forme d’un journal, terme dont le film met en scène deux acceptions. Dans un premier temps, le documentaire se fait en effet lanceur d’alerte, relatant les faits qui ont conduit au scandale national dont Itō prend le rôle de protagoniste principal, ce dont elle se serait certainement volontiers passée. En ce sens, la réalisatrice retrouve avec force et ténacité son rôle bafouée de journaliste, interpellant avec aplomb le coupable de l’agression sexuelle dont elle fut victime, le nabab des médias Noriyuki Yamaguchi, ainsi que les hommes de pouvoir avec lesquels il avait des accointances (dont l’emblématique Premier Ministre de l’époque, Shinzō Abe), se démenant pour trouver des témoins pouvant étayer ses accusations et se trouvant souvent parmi les employés invisibles de l’hôtel où eut lieu le viol, faisant de Shiori Itō un double féminin du duo Woodward/Bernstein, journalistes ayant levé le lièvre du Watergate en interrogeant les mêmes petits travailleurs de l’ombre, ou encore débusquant les images de vidéosurveillance accusatrices du soir où Yamaguchi l’a droguée et sur lesquelles on peut voir l’homme de pouvoir et la journaliste titubante sortir du taxi et traverser le hall de l’hôtel (la séquence, aux images brutes et sans accompagnement musical, est terrifiante). De ce fait, Black Box Diaries adopte la forme du film-dossier, d’une enquête qui avance, s’enlise, repart, évolue perpétuellement et crée un ascenseur émotionnel au fonctionnement continu pour une victime cherchant la justice avec une pugnacité rare.

Une journaliste déchue (©Art House)

Enchâssé dans cette capacité à retranscrire ses émotions fluctuantes se trouve l’autre talent d’auteur de Shiori Itō, celui de diariste. Le documentaire recèle en effet tous les atours du journal intime, exprimant avec une crudité sans fard l’alternance des phases de joie et d’émotion intenses lorsque l’enquête progresse avec celles, plus délicates, montrant les moments de profond désespoir accompagnant les reculs dans les investigations ou les victoires temporaires ou définitives de ceux qu’elle voudrait dénoncer. Shiori Itō est de toutes les séquences, ponctuant ses actions et autres coups d’éclat de ses réflexions filmées en webcam et lancées sur les réseaux sociaux, parfois dans des états dépressifs assez éprouvants à regarder. On pourrait crier à une sorte d’exhibitionnisme un peu malsain ; il s’avère que ces scènes difficiles possèdent en leur sein une étrange dimension romantique, faisant du film une sorte de houle faite du flux et du reflux des émotions tempétueuses de la jeune femme, transformant Black Box Diaries en une chronique d’un chagrin dont cette victime naufragée ne pourra jamais vraiment se sortir, malgré toute sa bonne volonté et sa course effrénée vers la vérité. De ce point de vue, Shiori Itō peut être considérée comme une sorte d’allégorie : en faisant de son combat une façon de dompter ses intenses symptômes dépressifs, la journaliste incarne les sentiments contrastés que peuvent ressentir toutes les femmes victimes de violences sexuelles. En cela, l’ingratitude de la mise en scène, entre reportage d’enquête télévisée menée par un double nippon d’Elise Lucet et séries de vignettes TikTok où Shiori Itō se filme face caméra, rebute d’abord, avant de se faire représentation aussi chaotique qu’universelle de l’état d’esprit d’une victime, entre cyclothymie et détermination pleine de hargne.

Les réseaux sociaux comme jounaux intimes (©Art House)

Autoportrait douloureux, donc, Black Box Diaries ne radiographie pas seulement la détresse de son auteure mais se charge également de pointer du doigt les archaïsmes patriarcaux du Japon, ceux-ci même qui ont permis à Noriyuki Yamaguchi de s’autoriser à ravaler la jeune femme au rang d’objet sexuel. La combativité de Shiori Itō clive terriblement dans son pays parce que, justement, elle met en évidence un état d’esprit ressemblant presque à un Inconscient collectif qu’il n’est cependant pas de bon ton ni de combattre ni d’exhiber à la face du monde, entre fierté identitaire traditionaliste et honte que ladite fierté se situe à rebours des exigences du monde contemporain. Outre les séquences chagrines décrites précédemment, là se trouvent certainement les moments les plus terribles du documentaire : les messages de haine et de menace que lui envoient anonymement divers internautes toxiques via les réseaux sociaux (les mêmes que ceux employés par Itō s’en servant, a contrario, pour livrer ses émotions à vif et se confier dans une sorte de pacte avec ses followers) ou les manifestantes et manifestants lui hurlant dessus, l’insultant et lui montrant leur profonde haine à la sortie des tribunaux où elle est parvenue à traîner Yamaguchi. A la souffrance s’ajoute la souffrance, fissurant la muraille qu’avait dressée la journaliste accusatrice, allant jusqu’à la pousser à tenter le suicide alors même qu’elle disait un quart d’heure plus tôt dans le film qu’elle se refusait à cette extrémité pour se laisser toutes les chances de faire tomber la Statue du Commandeur.

Contre les archaïsmes du Japon (©Art House)

De fait, Black Box Diaries raconte tout autant le combat d’une femme contre l’homme qui l’a violée que celui qu’elle livre, avec abnégation, contre une nation ambivalente, simultanément sommet d’une certaine forme de modernité et pays confit dans une tradition d’arrière-garde particulièreùent néfaste et cruelle. Mais ayant néanmoins la volonté de changer, et peut-être grâce à Shiori Itō : lors d’une scène assez bouleversante, elle éclate en sanglots durant une séance de conférence-dédicace de son livre devant un parterre de lectrices lui apportant tout leur soutien par leur présence, leur connaissance de l’essai polémique et leurs mots chaleureux. Dans les larmes d’Itō se placent sans aucun doute l’espoir d’un soubresaut. D’un vacillement, même léger, des archaïsmes qui ont détruit sa vie.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Michaël Delavaud

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.