Prendre racine
De la pisse dans l’ascenseur. C’est au détour d’une courte réplique, apparemment anodine, que la caractérisation de la ville telle que la découvre le tout jeune Femi (Tai Golding) prend sa pleine mesure réaliste. Le moment dure à peine un couple de secondes mais il permet au spectateur de The Last Tree, second long-métrage (et le premier diffusé en France) du réalisateur anglais Shola Amoo, de percevoir la misère, l’insalubrité, la violence sociale (qui amène la violence physique) des quartiers populaires anglais, ghettos parquant verticalement les classes laborieuses travaillant dur pour ne pas avoir à ne pas travailler.
C’est que l’oeuvre semi-autobiographique de Shola Amoo se raccroche en partie à cette tradition anglaise du cinéma réaliste et social, qu’il parvient à renouveler en en faisant moins une plongée dans le bain de la misère humaine (même si The Last Tree l’est tout de même un peu, en témoigne le court instant cité plus haut) que le récit d’initiation voire de « ré-initialisation » (comme on parlerait de celle d’un ordinateur) d’un jeune garçon dépassé par les choix des adultes qui l’entourent. Femi est donc un enfant vivant dans un foyer d’accueil, hébergé par Mary (Denise Black) dans la campagne anglaise où il a ses jeux et ses amis. Sa mère biologique nigériane (interprétée par Gbemisola Ikumelo), que Femi ne connaît finalement que comme une personne qui vient lui rendre visite de temps en temps, revient alors pour le reprendre dans sa vie située à Londres. L’enfant le vit très mal, se met à détester cette mère inconnue qui l’a arraché de ce terroir anglais dans lequel il semblait être profondément enraciné et qui se met à l’élever à la dure alors qu’il était jusque-là choyé (héritage dickensien du cinéma social anglais oblige). L’enfant devient pré-adulte (Femi est alors interprété par l’intense Sam Adewunmi, aussi puissant que fragile) ; il atteint un moment de son histoire personnelle où une réponse à la question identitaire qui le tenaille depuis toujours devient alors plus que nécessaire.
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La grande qualité de The Last Tree se trouve dans sa capacité à faire des passages obligés du cinéma social (conflit domestique avec la mère, violence de la rue, relations troubles avec un caïd local dont Femi est d’abord petit soldat avant d’en être l’opposant : ce pan du film ressemble à s’y méprendre au style Loach) les diverses étapes de la quête de soi que poursuit le personnage principal durant la totalité du film. Shola Amoo fait des codes du genre un masque, de même que Femi porte le masque de la petite gouape pour passer inaperçu dans un environnement carnassier (l’instant, révélateur, où il fait croire à son meilleur ami qu’il écoute du Tupac alors que The Cure joue In Between Days dans ses écouteurs). De fait, à l’instar de celui qu’il suit, le film se fait double : sous les dehors rugueux du film social, The Last Tree diffuse une sorte de douceur mélancolique toute romantique, confirmée par un bande originale portée sur la cold wave (New Order s’ajoutant à The Cure). Nous pouvons même penser que l’enchâssement de ce romantisme à l’intérieur des stéréotypes génériques du genre social permet simultanément de renforcer cette tonalité mélancolique (permettant au combat intérieur de Femi d’atteindre par moments une poignante densité dramatique) tout en dépoussiérant une tradition générique primodiale dans le cinéma britannique.
Ce dépoussiérage passe principalement par la mise en scène de Shola Amoo, privilégiant une sensorialité impressionniste d’une touchante délicatesse. La précision du travail sur le son, la manière très distanciée de filmer le quartier et la tour HLM de Femi en ne donnant jamais l’impression de tomber dans le moindre misérabilisme (chaque indice de misère, pourtant parlant, ne semble être qu’anecdotique : nous en revenons à l’urine dans l’ascenseur, mais nous pourrions parler des enfants jouant au foot sans chaussures dans la partie africaine finale du film), la façon se regarder les visages pour en capter les moindres émotions jusque, parfois, dans leur fixité… tout cela permet de mettre en scène le monde intérieur tourmenté et très émouvant du jeune personnage principal. C’est en mélangeant lui-même la violence et la douceur que Femi, que ce soit avec sa mère, avec ses amis, avec une camarade à cheveux bleus dont il s’amourache sans se le dire (Layo-Christina Akinlude, jeune actrice elle-même très intense), avec son professeur bienveillant ou même avec le caïd Mace (Demmy Ladipo) qu’il craint mais qu’il apprécie, trace sa voie et retrouve sa sérénité perdue, quitte à en payer physiquement les pots cassés.
Suivant la trajectoire du personnage vers sa redécouverte intime, la dernière partie du film est tout à fait prévisible, peut-être car elle est inévitable, The Last Tree voulant permettre à son personnage de retrouver la lumière qui l’avait quitté. Et de penser que le titre du film, énigmatique jusqu’à la toute fin du film, trouve alors dans ses bouleversantes dernières secondes son véritable sens : si l’arbrisseau qu’on avait planté dans la campagne anglaise a été arraché de façon douloureuse au début de l’oeuvre, il s’avère que l’arbre devenu adulte s’enracine profondément et avec bonheur sur un autre terrain, certainement plus propice encore que le premier. Et la vie de redémarrer durablement, relancée en un simple et beau cri libérateur.
Disponible en VOD à partir du 25 mars sur : Universciné | CanalVOD | iTunes | Google | Xbox | Amazon | Rakuten | Orange | ArteVOD | FilmoTV | PlayVOD | Vitis
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