Réjouissons-nous que le cinéma indien puisse enfin percer ses épaisses frontières et venir conquérir les grands festivals mondiaux, un cinéma cantonné à tort à son Bollywood et payant plutôt son déficit cruel de visibilité. Récemment, on pense bien entendu au Grand Prix du Jury cannois de cette année avec « All we imagine as a light » de Payal Kapadia, et l’année précédente à la Quinzaine le tonitruant « Agra » de Kanu Behl. Avec « Girls will be girls », Schuchi Talati embraye la veine de la critique sociale et interroge la place de la femme dans une société hiérarchique et machiste mais malheureusement d’un style caricatural typé « Sundance » (il en est par ailleurs le Prix du public). L’édulcoration du propos, la scolarisation d’une mise en scène passive, auto-centrée sur des personnages dévorés sous tous les angles, oubliant le hors-champ et sa contextualisation sociale, Talati fait un cinéma de personnages, une sur-écriture qui vient désamorcer sa belle promesse initiale, celle de parler de Mira et son défi d’être une femme avec ses désirs et ses ambitions dans le carcan hiérarchique d’une société indienne autoritariste. Malheureusement, Talati oublie l’essentiel, le cinéma est un art vivant, son film se voit empêtré dans un conformisme qui semble tout anesthésié, et nous avec.

Copyright Nour Films

Mira, l’élève modèle désignée « préfet en chef » lors d’une cérémonie militaire au sein d’un pensionnat élitiste du Nord de l’Inde réprimande ses camarades pour leurs tenus inadéquats (une jupe trop courte, des chaussettes dépareillées) y compris sa meilleure amie, pas de sentimentalisme face aux règles. Les règles, Mira les exécute avec détermination, condamne et dénonce les fautifs, elle qui se passionne tant par elles, va le payer cher. Car cette régulation scolaire, c’est sa mère (interprétée par Kani Kusruti, également présente dans le film de Kapadia) qui en est dépositaire à la maison. Et l’on voit alors la bascule entre Mira la dominante à Mira la dominée lors d’une scène d’apparence banale de sa mère pénétrant l’établissement scolaire sans autorisation, la sphère maternelle entrant en collision frontale avec celle de sa fille. Cette pénétration physique de la mère fait émerger le cœur du film de Talati, le déséquilibre précaire d’un amour mère-fille infectée de jalousie et de quête dominatrice, face à une représentation paternelle absente (le père n’apparaît qu’à très courte reprise, pour afficher à la fois son rôle pécunier, il distribue l’argent, et pseudo-autoritaire, persuadé d’avoir encore une quelconque influence sur sa femme et sa fille, ce qui n’est évidemment plus le cas). Le conflit est au départ sous-terrain (cette première scène de danse où la mère prend la place de sa fille), puis va exploser avec l’arrivée de Sri, le premier amour de Mira, ce bad-boy tête dans les étoiles (il se passionne pour l’astronomie), catharsis œdipien de cette guerre intestine. Sri passe son temps chez Mira, et sa mère, esseulée, va alors envahir tout leur espace intime, elle ira jusqu’à se dénuder devant lui par fausse méprise, dormir à ses côtés pour une bancale raison de lit défectueux, danser avec lui sous les yeux révulsés de Mira, un jeu de séduction malsain s’installe, Mira, incapable d’élever sa voix peste dans un silence de plomb (susurrant un élémentaire « je ne la supporte plus »). Dans ce jeu à trois bandes, tout semble figé par la répétition incessante et littérale du malaise amoureux, la mère, la fille, se battant pour une attention qu’elles n’ont plus ; il n’y a alors plus d’enjeu dramatique, plus d’émotions à saisir, et le film ne peut alors s’en sortir que par une pirouette scénaristique si facilement prédictive, la volatilisation de Sri pour l’amour renaissant entre Mira et sa mère (d’une scène de scooter enlacée à la séquence de peignage des cheveux caricaturale à sa fin).

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La sexualité si abondamment traitée ici est, il est vrai, un versant plus défendable du film, l’émoi amoureux au départ pudique et distant (un bisou sur la joue en acte héroïque) va s’ouvrir au charme du toucher. Là encore, Talati appuie sur l’envahissement des règles et de l’éducation militarisée jusque dans la sexualité, et cette très belle scène où Mira et Sri apprennent ensemble à la bibliothèque l’anatomie du sexe féminin. La pression de la réussite à tout prix, de l’excellence scolaire, d’un destin qui ne peut s’affranchir de sa condition de femme que par une réussite exemplaire, Mira y est confrontée, et ce, jusque dans sa sexualité. La réussite de son premier acte est une nécessité, « je veux tout faire bien », et elle l’étudie en espérant la résoudre comme une équation à double inconnue en mathématique. L’instinctivité du sexe devient alors une formule à résoudre, et perd alors tout son charme de l’inconnu, et du droit à l’erreur. Était-il néanmoins nécessaire de tant l’afficher et contaminer ainsi le film d’un ennui inhérent à la répétition d’une telle évidence ?

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Bien difficile de s’emballer pour « Girls will be girls »,  une mise en scène répétitive et scolaire, un faux-sens du détail qui noie son intérêt (la relation mère-fille) dans un film sclérosé, inanimé, qui finit par se transformer en tout ce qu’il dénonce : un cinéma autoritaire et anesthésiant.

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