Le désir de création par l’image et par les mots a toujours animé Signe Baumane, artiste cinéaste lettone vivant aujourd’hui à New York. Dès l’adolescence, elle a publié des nouvelles, des poèmes et des essais, avant d’illustrer trois albums de littérature jeunesse et de participer à la création de décors pour des spectacles de marionnettes. Grâce au soutien financier du gouvernement letton, Signe Baumane réalise ses premiers courts métrages d’animation —The Witch and the Cow (1991) ; Tiny Shoes (1993) ; The Gold of the Tigers (1995). En 2010, elle commence la réalisation de son premier long métrage d’animation, Rocks in my Pockets, autour de son vécu de la dépression et de la suicidalité ainsi que celui des femmes dans sa famille —Signe Baumane parle d’ailleurs d’un « film amusant sur la dépression ». Une de ses convictions profondes en tant qu’artiste est de montrer l’interaction entre « l’individualité intérieure » et « la socialité extérieure », c’est-à-dire de produire de l’universalité à partir d’expériences profondément intimes, et bien souvent aliénantes, par le tabou leur étant intrinsèquement lié.
My Love Affair with Marriage, second long métrage d’animation de Signe Baumane, compose un récit d’apprentissage à la fois engagé et incarné dans une composition d’images animées libres, sensuelles, métaphoriques et métamorphosantes. On y suit Zelma, depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte, une jeune fille projetant toutes ses aspirations et ses rêves dans le mariage : pour elle —enfin, c’est ce que tout son monde lui a fait croire—, le mariage sera son accomplissement en tant que femme, l’apogée de son épanouissement, et la révélation la plus euphorisante qui soit du sens de son existence. Déjà enfant, Zelma cherche à expérimenter le sentiment amoureux, clé-trésor prémisse du mariage. Mais le rêve tourne bien vite au cauchemar, et c’est à travers cette expérience de la désillusion maritale que Signe Baumane montre exactement ce que la promesse du mariage recèle d’aliénant, de pathologique et de déstructurant. La réalisatrice produit une fresque saisissante, multipliant niveaux de lecture, niveaux d’images avec la variété des techniques d’animation, et niveaux de points de vue, pour aboutir à un message féministe puissant mais sans faire preuve de didactisme ; au contraire, l’humour, omniprésent chez Signe Baumane, magnifie l’ensemble du message.
L’animation tourbillonnante et colorée nous plonge d’emblée dans une fable transversale à la fois féministe, historique, sociologique et biologique, s’inscrivant dans un récit animé et animant de multiples niveaux de sens, de références artistiques et de passerelles entre associations d’idées et métaphores. Le rythme, fluide et hanté par des images puissantes, donne une impression de dynamisme et de foisonnement infini, où chaque image ne cesser de se métamorphoser en d’autres et de se démultiplier. La première fois que Zelma tombe amoureuse, enfant, elle exprime vouloir « fondre pour fusionner avec ce garçon » et se « sentir comblée ». Le sentiment amoureux se développe d’abord grâce à une série d’images répondant à la description du jeune garçon par la protagoniste : « Il avait les yeux vert prairie, plein de promesse, et la peau aussi lisse qu’une tasse de porcelaine ». La caméra plonge alors dans son oeil dont les cils, vert pomme, se confondent en brins d’herbes, avant de se reculer, où le cadre dévoile son gravé sur une tasse de porcelaine. Beaucoup de joie se dégage de ces compositions métaphoriques, guidant l’imagination du spectateur au coeur même des images, au sens propre comme figuré, et des sensations. My Love Affair with Marriage tisse aussi une fable fortement engagée, où les aspirations et la liberté de Zelma se heurtent avec les injonctions genrées : dès son arrivée à l’école, microcosme de la société patriarcale dans laquelle elle évolue, une simple bagarre avec un garçon de sa classe lui vaut une huée de « Ce n’est pas une fille ! Elle frappe ! ». Ponctuée par un trio de choeur de trois femmes chantant les ordres de la condition féminine à chaque événement de la vie de Zelma —« Une épouse doit incarner la chair, le sang et l’âme de son mari. Elle devrait pouvoir deviner ses pensées et ses désirs », le récit se construit sous la forme d’un conte, avec ces quelques éléments mythologiques comme ces sirènes, où l’encodage implicite anime non seulement les conséquences patriarcales sur la protagoniste, mais aussi les éléments biologiques, dont le rôle s’inscrit dans le schéma du mariage. Ainsi, lorsque Zelma tombe amoureuse d’un homme, par exemple, un voyage intérieur nous emmène alors au cœur de son cerveau et de ses connexions synaptiques, où un personnage imaginaire à l’apparence d’un neurone, « Biologie », élaboré avec le cinéaste Yajun Shi, nous explique comment le cortex préfrontal réagit aux hormones, et comment les neurotransmetteurs agissent pour créer des réactions ou des systèmes de pensée en regard des événements extérieurs.
Le voyage biologique sert à de multiples explications tout au long du récit, comme lorsque l’on comprend comment réagit le cerveau face à une insulte. Un processus similaire est également employé au début du film, lorsque la naissance de Zelma nous est conté, à travers une animation de la course des spermatozoïdes menant à sa conception. L’importance de la biologie, dans le film de Signe Baumane, se greffe à son récit pour faire jouer plusieurs niveaux interprétatifs, donnant un relief et un dynamisme saisissant à son film. Le style d’animation de Signe Baumane, ressemblant à la fois à des dessins pour enfants —on pense notamment à Tomi Ungerer—, mais avec une dimension sombre, imprégnée des illustrations de l’Europe de l’Est, de Stasys Eidrigevilius, un illustrateur polono-lithuanien dont « l’œuvre riche et créative [la] fascine toujours » ; du réalisateur tchèque Jan Švankmajer, dont « l’approche surréaliste à l’animation [l’a] influencée pour toujours » ; et Yuri Norstein (cf. Le Hérisson dans le brouillard). Une autre influence majeure de l’artiste lettone est Bill Plympton. Signe Baumane évoque d’ailleurs ces deux influences contradictoires : « l’animation d’Europe de l’Est, sérieuse, artistique et lunatique, et l’animation américaine drôle et optimiste ». My Love Affair with Marriage allie politique, biologie et fantaisie animatrice dans cette fable féministe sur la condition féminine et le mariage.
Il y a quelque chose dans l’animation de Signe Baumane qui participe à la composition d’une métamorphose infinie, grâce à cette constante illustration des paroles et de l’imagination des personnages, dans un rythme et une esthétique flirtant avec la comédie musicale. My Love Affair with Marriage opère un véritable voyage visuel et sonore, dont l’imagination et l’inventivité débordent et s’entremêlent. L’animalisation y constitue un motif récurrent au cours du récit, illustrant les états d’âme des personnages : de Zelma se transformant en « angry cat » lorsqu’elle est en colère ou ressent un sentiment d’injustice et de révolte, aux « sweet sealions » lorsqu’elle fait fusion avec l’homme qu’elle aime. L’humanité telle que représentée par Signe Baumane ne s’arrête pas aux humanoïdes, tant l’infinie possibilité d’invention dont regorge l’animation permet les métaphores animales. My Love Affair with Marriage tel qu’a voulu le concevoir la réalisatrice joue sur plusieurs tableaux esthétiques : des plans simples avec une colorimétrie permettant de représenter « le monde politique » de Zelma, son environnement avec les décors en papier-mâché, les personnages dessinés à la main découpés sur des arrières-plans photographiques, « soulignant le conflit entre les structures humaines imparfaites et la nature ». Le style de Signe Baumane permet de rendre visibles les associations d’idées et les allégories, mais aussi un imaginaire intérieur microcosmique avec ces séquences de messages synaptiques, de telle sorte qu’un univers complètement fantaisiste se dessine tout au long de l’intrigue. Dès lors qu’une image mentale surgit, sa représentation visuelle vient compléter l’imaginaire : on pense notamment à cette séquence où Zelma, gênée par le compliment d’un peintre plus âgé dont elle visite la galerie, sent sa bouche soudainement s’assécher, se transformant alors en un cactus au milieu du désert. Chez Signe Baumane, chaque image en appelle une autre, se fond et se confond dans l’autre, et construit un labyrinthe d’images, où les univers s’entremêlent : celui du parcours historique de Zelma (d’enfant à adulte), de son parcours géographique (de la Lettonie à la Suède), celui de ses réflexions politiques et philosophiques, celui des métaphores et des images mentales, et celui du traumatisme d’enfance et des mode de survie dans un monde hanté par la souffrance et l’injustice. L’animation de Signe Baumane regorge de chemins interprétatifs, de caractères intrépides, de surprises métaphoriques, de couleurs valsantes et de verve politique, et, surtout, d’un humour malicieux et résistant à toute épreuve, inscrivant alors My Love Affair with Marriage dans la lignée de la tragicomédie : partout où la domination masculine, la perversion, la maladie ou la souffrance apparaissent, le rire surgit toujours comme un rappel à la vie. Ainsi, lorsque Sergei, le premier mari de Zelma, lui impose une façon précise de secouer la salière au-dessus de la soupe, le ridicule de la scène vient détourner le tragique dans la perversion de cet homme, dont les bras s’allongent et se multiplient au fur et à mesure de ses injonctions.
My Love Affair with Marriage compose une fable transversale animée avec dynamisme et ferveur, offrant une expérience libre et réjouissante. Mais Signe Baumane distille tout au long de son récit un véritable manifeste sociologique déguisé en conte de fées, aux allures de comédie musicale, grâce à un ingénieux renversement des rôles et des valeurs. Le choeur des trois « bonnes fées » scandent des chansons en reprenant musicalement et joyeusement les injonctions patriarcales telles que « Ce qui compte, c’est ton apparence », ou encore, les règles pour être parfaite aux yeux de son futur mari : « Rester vierge jusqu’au mariage, bien choisir son mari, préserver son couple, et aimer ses enfants plus que son mari », instille une joie hilare et paradoxale. La dimension sociologique du film de Signe Baumane tient lieu dans sa représentation du traumatisme psychique, et des maladies mentales telles que les addictions, en détaillant ses origines, ses mécanismes sociaux en dehors et chimiques en dedans, et ses conséquences exponentielles. On pense notamment à cette scène où Sergei, enfant, se lève et parcourt les pièces de sa maison, sens dessus-dessous suite à une fête des adultes la veille. Intrigué par un verre contenant un liquide transparent, il le boit, et le monde se transforme en univers saturé de couleurs éclatantes et de reflets hypnotiques : il « avait appris à soulager sa peine », sous l’emprise de sa mère abusive et manipulatrice. Le thème des addictions imprègne le film de Signe Baumane, comme pour souligner la nécessité absolue d’une substance et d’un paramètre psychique intermédiaire pour survivre dans ce monde où chacun oscille entre soumission et révolte. L’addiction est alors traitée sous un prisme sociologique, traduisant le phénomène de traumatisme intergénérationnel, où « L’amour est une maladie ». Comme l’exprime la narratrice, « Le monde incompréhensible des adultes était d’une noirceur à laquelle ni les livres ni la drogue nous avait préparés. Quel était ce monde où il suffisait d’une seule erreur pour finir morte ? ».
Sous l’aspect d’un conte de fées, My Love Affair with Marriage produit la peinture d’une société malade, gangrénée par le patriarcat et le capitalisme, dans une animation qui brille par son ingéniosité des images entremêlées et par son humour cinglant, son infini espoir émergeant, et son immense potentiel d’identification. Et pour reprendre une interrogation du précédent film de Signe Baumane, Rocks in my Pockets, « Dans ce monde de fous, comment peut-on rester sain d’esprit ? ».
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