Premier long métrage de Simon Coulibaly Gillard, Aya est une œuvre signant la défaite de l’atemporalité, conservation impossible d’un présent éternel, aussi rassurant qu’apaisant mais se délitant à l’épreuve d’un réel et d’une contemporanéité impitoyables. Le film suit les pas de son personnage éponyme (Marie-Josée Degny Kokora, jeune interprète de son propre rôle, ou presque) ; Aya est une jeune fille habitant l’île de Lahou en Côte d’Ivoire. Ancien comptoir colonial français et important port de pêche il y a une centaine d’années, l’endroit a perdu de sa superbe, la mer grignotant peu à peu sa superficie sablonneuse se réduisant comme peau de chagrin. Lahou est un lieu sans avenir, dont l’érosion pousse la jeunesse à l’exil vers les grandes villes (en l’occurrence Abidjan). Aya refuse cependant de capituler face à l’inéluctable montée des eaux : elle ne veut pas abandonner sa mère (Patricia Egnabayou), son petit frère ainsi que ses racines profondément ancrées en elle.
En collant aux basques de son héroïne obstinée, Simon Coulibaly Gillard enregistre de façon quasi-documentaire le mode de vie de plus en plus précaire d’une population aux abois, subissant de plein fouet la marche du monde et le réchauffement climatique qui l’accompagne, dépendant fortement d’un ravitaillement venant de l’extérieur et ne pouvant plus espérer vivre de façon sédentaire, obligée de construire des logements de fortune à l’aide de bambous et de feuilles de cocotier pouvant être démontés et reconstruits un peu plus loin au gré de l’invasion progressive des éléments. L’obstination du personnage principal, jeune femme en devenir, provient du fait qu’elle transforme ce lieu objectivement en sursis en une sorte d’éden où la force vitale de l’amusement triompherait de toutes les épreuves. Aya semble donc tout aussi lumineux que profondément triste : si les scènes de baignade où la jeune fille joue comme un petit animal, ou le plaisir manifeste qu’elle a de grimper aux arbres ou de dormir sur le sable semblent faire du film un portrait presque léger tant du personnage que de l’île de Lahou, la progression du film, proportionnelle à celle de la mer mangeant les côtes de l’endroit, montre sans contestation possible que le bonheur d’Aya ne pourra être que provisoire. Si les jeux enfantins et la désinvolture (voire la futilité) du personnage constituent ses racines primitives, ils sont aussi de vains actes de résistance face à la situation terrible d’une population entière et impuissante, forcée à l’exode vers les villes et au déchirement de voir son passé, donc son Histoire, se faire irrémédiablement engloutir (par le truchement de l’inondation programmée du cimetière, symbole fort).
S’appuyant sur un scénario qui a tout du work in progress (ce que le réalisateur appelle le « scénario instantané » dans le dossier de presse), le film déambule d’une situation à une autre, chacune semblant captée sur le vif et remise en scène dans une démarche où fiction et réalité s’imbriquent de façon homogène sans que nous puissions savoir précisément ce qui est inventé et ce qui ne l’est pas. De ce point de vue, Aya ressemble à son personnage principal, ancré dans le réel le plus dur mais cherchant à l’adoucir par un impérieux besoin de fiction créant une humeur légère et vagabonde que le film sait être factice. Les plus belles scènes sont celles qui se permettent de mélanger cette idée de vagabondage et la rudesse du réel qu’elle voudrait dissimuler. Lors de deux courtes séquences, la caméra de Coulibaly Gillard suit les pérégrinations nocturnes d’Aya, marchant dans son village de maisons de bambous comme pour s’accaparer le lieu. Si ces déambulations inscrivent le personnage dans ce cocon qu’elle ne voudrait quitter pour rien au monde, possédant son village par le simple fait de l’arpenter, elles contiennent également leur revers funeste, d’un étrange romantisme fantastique, Aya semblant hanter nuitamment un lieu en décomposition manifeste, voué à l’extinction à court ou moyen terme. Par ces scènes, le réalisateur ne fait rien de moins que de transformer son personnage principal en spectre, et, symboliquement, la jeunesse de l’île dont Aya est une sorte d’allégorie en une génération perdue.
Le dernier geste du film, dont on peut interroger l’utilité réelle, met en scène cette idée de perte, suivant l’avenir déchue de Lahou dans les rues d’Abidjan, faisant du déracinement et de son déchirement le prétexte à la perte de soi, les jeunes filles débarquant de leur île sombrant dans les excès de la ville dans une opposition éden rural / enfer urbain pas vraiment finaude. Le seul intérêt de cette dernière partie réside dans le fait qu’elle acte le fin de l’innocence d’Aya, qui aurait voulu faire de son enfance une forme d’éternité immarcescible et qui voit l’âge adulte l’emporter loin d’elle-même au même rythme que les eaux saumâtres de l’Océan Atlantique et du fleuve Bandama emportent son île et ses origines.
Flirtant par moments avec les facilités d’un certain cinéma world, se repaissant quelque peu de l’exotisme du lieu et de sa situation, Aya reste néanmoins un joli récit d’initiation non exempt de tristesse et d’amertume, dont la dimension documentaire peut également servir d’alerte écologique, permettant de constater la dévastation géographique que provoque le dérèglement climatique et, par là même, l’exode des populations que ce dernier génère. Ou l’Ile de Lahou et son habitante Aya comme les signes d’une contemporanéité inquiétante et vouée au déchirement intime.
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