Il est des films qui ne se regardent pas. Ils s’incorporent, au sens premier d’unir en un seul corps. Où l’on entre nu comme un nouveau-né ou comme dans un sauna. Où l’on se trouve et se retrouve peau à peau. Ainsi commence l’expérience de Smoke Sauna Sisterhood, film multiprimé, événement du Sundance Film Festival 2023 aux États-Unis.
« Eau, emporte ma douleur ».
Une fumée blanche et légère qui s’échappe de l’entrée d’une cabane comme la parole d’une bouche. Une femme qui creuse un trou dans la glace. Nous sommes en Estonie et visiblement très loin de toute mégapole. Les premiers plans silencieux installent une parole rare. Très travaillées, la lumière et la photo composent un monde entre songe et réalité, glace et brouillard. Nous sommes ailleurs, retranchés, abstraits du monde. Chaque geste semble ritualisé. Un feu s’allume. Une femme apporte de lourds seaux d’eau extraits du puits. Le film va nous plonger dans l’intimité de corps de femmes amollis d’eau, de douceur et de chaleur. De vrais corps de femmes, alourdis par la maternité, l’épreuve, la cellulite, caressés cependant par une lumière tout droit venue d’un tableau de Georges de La Tour, faisant miroiter dans les tons les plus chauds les peaux offertes et embuées. Des corps libres comme cette parole qui s’en échappe, celle d’un féminin archaïque s’exhalant sans jugement, sans pathos, entre beaucoup de rires et quelques larmes. Et là, inévitablement, apparaît la proximité évidente de l’eau et de la parole toutes deux liquides, bientôt aériennes, toutes deux emportant, exsudant, lavant la tache, l’impur, le souillé. La violence des mères, la douleur des regards, le crime des hommes, l’incommensurable de l’enfant.
Expérience du sacré et du féminin.
Aucun scénario, aucun arrangement de dialogue ou d’histoire, une vérité pure. Il semble difficile de ranger parmi les documentaires et encore moins les fictions cette œuvre rare. Sept ans auront été nécessaires à la réalisatrice Anna Hints pour nous faire partager ce petit miracle des saunas à fumée du Sud-Est de l’Estonie et plus précisément des régions du Võromaa et du Setomaa dont sa grand-mère était originaire. Patrimoine mondial immatériel de l’Unesco, des lieux considérés comme sacrés, où l’eau se reçoit comme une bénédiction où, dans une obscurité propice et une magnifique communion du féminin, la parole se libère. De petites cabanes de bois nichées dans la nature, rudimentaires, vite chauffées, vite emplies d’une fumée qui ne s’échappera pas, à la différence du sauna suédois. Ici, les femmes accouchaient, lavaient leurs morts, guérissaient les vivants. Aujourd’hui elles accouchent d’une parole qui les soigne, en un lieu contenant et rassurant, ventre maternel, amniotique, unique au monde. Des musiques et chants sacrés les bercent, de la réalisatrice et son groupe EETER en collaboration avec le compositeur islandais Egvard Egilsson, prestation qui leur a valu une nomination dans la catégorie meilleure musique de film aux Estonien Film and TV Awards 2018.
Smoke Sauna Sisterhood doit beaucoup à la palette de talents de son autrice, photographe à l’origine, artiste expérimentale, réalisatrice de courts métrages documentaires et de fiction. Une œuvre forte, inclassable, une expérience de transformation capable de transmettre immédiatement le désir d’aller la vivre, là-bas, au fin fond de ce pays d’eau et de légendes.
FICHE TECHNIQUE
Réalisé par Anna Hints • Écrit par Anna Hints
Estonie, France, Islande • 2023 • 91 minutes • HD • Couleur
Image :
Ants Tammik
Son :
Tanel Kadalipp, Patrick Tubin McGinley
Montage :
Hendrik Mägar, Tushar Prakash, Qutaiba Barhamji, Martin Männik, Anna Hints
Musique originale :
Edvard Egilsson, Eeter
Mixage :
Huldar Freyr Arnarson
Étalonnage :
Sten-Johan Lill
Sound design :
Huldar Freyr Arnarson
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