Il faut pousser très fort

Retour sur Énorme, de Sophie Letourneur

Claire (Marina Fois) est une femme ; Fred (Jonathan Cohen) est un homme. Elle est pianiste, elle est célèbre ; il l’assiste. Quand elle est angoissée, il la lèche. Quand elle a faim, il la nourrit. Il réserve ses chambres d’hôtel, tient son agenda, répond aux questions qui lui sont posées à elle, lui donne sa pilule. Elle est tout pour lui ; il fait tout pour elle. Un jour, il veut un enfant ; elle, non.

L’inversion fait rire aux larmes mais nous met l’air de rien à la question : dans la vie, que peut-on faire de l’autre ?

Énorme, sorti en salles le 2 septembre, est le quatrième long-métrage de Sophie Letourneur. Nous revenons sur ce film important et sur les débats qu’il a suscités.

 La science de la fiction

Énorme aurait pu être un film de science-fiction. Il aurait fabriqué des clones, des bébés-éprouvette, et les aurait fait grandir dans un ventre artificiel greffé au corps de Fred. Il aurait imaginé l’inimaginable : un homme enceinte grâce à une science qui aurait dépassé les frontières de la nature, du corps. Il aurait écrit ce qui n’existe pas encore. Nous aurions envisagé un monde non pas au-delà du genre, ce monde existe déjà, mais au-delà du destin de l’anatomie. Nous nous serions posé quelques questions : un tel monde est-il désirable ? ; la science peut-elle tout ? ; que se passerait-il si les femmes perdaient le privilège de la gestation ? Puis nous serions rentrés à la maison, aurions repris nos habitudes : nous avons le temps de réfléchir à ce que ça nous fait, ce monde n’est pas pour maintenant.

© Memento Films Distribution

Mais Sophie Letourneur ne fait pas dans l’anticipation : elle construit une expérience de pensée à partir de ce qui est déjà possible dans le présent. Faut-il alors voir dans le film une dénonciation moralisatrice des dérives d’un présent sans repères, d’un « réel qui rejoint la fiction » ? Non plus.

Ni science-fiction, ni démonstration que notre présent réalise ce que la fiction avait déjà écrit, le film explore plutôt une possibilité offerte par le réel. Un possible parmi d’autres dans la vie humaine, plus courant peut-être mais pas plus possible aujourd’hui qu’hier : qu’un homme occupe le rôle habituellement dévolu aux femmes. Cette place féminine, telle qu’elle s’est construite jusqu’à maintenant, se définit par le dévouement à l’autre, l’oubli de soi et d’une existence propre, le désir d’enfanter envers et contre tout.

Comme le film ne s’appuie pas sur l’anticipation, sur le fantasme de ce que pourra un jour la science, rien ne peut nous empêcher de plonger dans l’inversion, de voir ce qu’elle nous fait. Jusqu’où sommes-nous prêts à la supporter ?

Troubles dans le genre

Choses folles : aimer, penser qu’on peut supprimer la distance d’avec l’autre, que deux êtres pourraient tout partager ; faire un enfant, donner vie à un être qui deviendra plus important que soi mais dont on sait qu’il va souffrir et mourir. Rien n’est rationnel de ce qui est pourtant le plus commun pour nous. Il arrive même, scoop, que les gens qui s’aiment se fassent du mal. Il arrive enfin que les choses les plus belles, celles auxquelles nous tenons le plus, naissent dans la violence, dans la contrainte, dans le mélange indiscernable des sentiments. Ces choses folles arrivent aux êtres humains. Mais, pour que la dimension extraordinaire de ces expériences communes nous apparaisse, il faut en produire les conditions de perception.

On sait bien que l’inversion est toujours subversion : en faisant advenir de l’anormalité, elle interroge le fait admis. Le désir fou de Frédéric l’est-il plus, fou, parce qu’il vient d’un homme ?

Poser cette question, c’est interroger en retour le désir féminin d’avoir un enfant. Il existe des femmes qui veulent un enfant à tout prix : quel que soit l’homme, quelles que soient les conditions. Il existe des femmes qui font à leur conjoint ou à un homme quelconque « un enfant dans le dos », d’autres qui font congeler leurs ovocytes pour ne pas être piégées par l’âge. Comme ce sont des femmes, il est communément admis que leur désir d’enfant est invincible, irrépressible. Manière de dire : oui, c’est fou mais c’est normal, c’est féminin.

Si le désir de Fred était celui d’une femme, il ne serait pas aperçu, mais simplement un peu en excès sur sa mesure standard. Il faut en faire un désir masculin pour que ce désir d’enfant puisse nous apparaître autrement et nous faire penser. Si le film est troublant, ce n’est pas seulement parce qu’il montre une femme qui ne veut pas d’enfant mais parce qu’il montre un homme qui en veut un plus que tout, et plus que sa femme. Ainsi le désir d’enfant peut-il être vu, non pas pour être jugé mais simplement interrogé. Vouloir un enfant, avec et sans l’autre (contradiction toujours présente dans la vie), qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’est ni une question de sexe, ni une question de genre, mais de rapport au désir et à l’autre.

Les revendications féministes rencontrent toujours le même argument de mauvaise foi qui confond à dessein l’égalité et l’identité : les féministes offriraient un monde où tout serait homogène, aplani, identique. Il est facile de répondre à cette objection en montrant que revendiquer les mêmes droits ne revient pas à vouloir être comme. Pourtant, cette réponse a elle aussi ses limites : elle présuppose une distinction entre femmes et hommes qui résisterait au changement. Mais que resterait-il des femmes et des hommes dans un monde où ces derniers pourraient enfanter ? Saurions-nous faire sans ce reste et laisser les monstres parler, pour reprendre le titre de l’intervention de Paul B. Precido lors des journées internationales de l’Ecole de la Cause Freudienne en novembre 2019[1] ? Si le film nous mène jusqu’à cette question et nous interdit de nous en débarrasser, c’est précisément parce qu’il fait dans le réel et dans le présent une expérience de pensée dont le dernier verrou est celui des possibilités du corps. Impossible de ne pas se demander ce qui se passerait si ce verrou sautait.

Tisser, trouer, déplacer

Plutôt que la reconstruction d’un monde autonome, fictif à part entière, Énorme est une trouée dans le réel dont on explore tout le champ des effets potentiels. Cette manière-là d’être dans la fiction est corrélative de la façon dont Sophie Letourneur tisse son film : moitié fiction jouée par des acteurs, moitié documentaire. Contrechamp des acteurs : c’est la véritable tournée d’un pianiste dont on filme l’arrivée à l’hôtel, c’est un véritable accouchement en contrechamp du visage de Marina Fois. La fiction ouvre le réel, matériellement parlant, elle en défait la trame toute faite. Alors, le montage est obligé : il faut qu’on voie quand le tissu du réel est rompu, qu’il se déchire, qu’il est recousu.

© AVENUE B PRODUCTIONS/VITO FILMS

Les personnages inventent une autre vie qui pousse au milieu de la vraie. Dans cette vie-là, ils sont seuls, le monde existe peu dans le cadre avec eux, il n’est qu’en contrechamp. Leur couple est un délire à deux, coupé du monde par le montage. Marina Fois et Jonathan Cohen sont des acteurs, on le sait bien, et d’autant mieux qu’ils sont populaires, qu’ils viennent de la télévision. C’est donc ce couple-là, oui, mais pas seulement : quel couple n’est pas un délire à deux ?

Quand on troue le tissu du réel pour y faire émerger un possible inaperçu, que se passe-t-il ? : les mailles du tissu se déplacent. Parmi les impossibilités du cinéma, filmer des places : compliqué parce qu’au cinéma, les places sont toujours occupées par des corps. On voit ces derniers plutôt que les places qu’ils occupent. D’où par exemple, la difficulté du cinéma à mettre en scène le pouvoir autrement que par le désir d’un corps pour ce dernier, pour l’ascension, l’ambition, la manipulation. Mais le pouvoir politique en tant qu’il est affaire de places est plus difficilement représentable. Idem pour le couple, il est affaire de places : elles sont construites avant et souvent malgré nous, elles nous précèdent, nous les occupons. Tout le monde sait bien, preuve par l’expérience, qu’on ne sort pas comme ça de la place que telle ou telle relation nous a assignée. Comment montrer cela au cinéma ? Énorme y parvient, justement parce qu’il construit grâce au montage des ruptures qui peuvent ensuite être transgressées et déplacées : d’abord entre le couple et le monde, une frontière pourra ensuite séparer Fred et Claire.

Au-delà d’une réflexion sur les genres et les rôles que la culture et l’histoire leur ont attribués, Énorme interroge le petit système qu’est tout couple. Le film n’invente pas de nouveaux rôles, de nouvelles places : il inverse celles et ceux qui les occupent. Les fonctions demeurent, seules changent les valeurs qu’elles prennent. Où se situe alors le déplacement produit ?

Ce que veut Fred, c’est l’impossible même : il voudrait pouvoir enfanter (impossibilité relative dont on peut penser qu’elle sera un jour dépassée par la science) mais surtout être Claire (impossibilité absolue). Fred désire être l’autre (Claire), beaucoup plus que d’être autre (une femme). Le génie de Sophie Letourneur est de rendre cette transgression possible par un simple bricolage, littéralement (c’est bien ainsi que c’est présenté dans la scène de substitution des pilules).

Point de butée : Fred peut tout, sauf porter l’enfant. La scène de l’accouchement est tendue, c’est la vie ou la mort. Alors, le geste de Fred apparaît dans son entièreté : avoir fait courir à l’autre un risque vital au nom de son désir à lui. La violence, c’est toujours croire qu’on peut décider pour l’autre.

Au cours d’une trajectoire différente pour chacun d’eux, chaque personnage rencontre cela : l’autre existe. Fred, un homme qui n’a pas d’autre désir que de rendre possibles ceux de sa femme, se met à désirer malgré Claire ; Claire, une femme pour qui l’autre est une notion très vague, se découvre en abriter un. Claire n’existait pas pour Fred, puisqu’il était elle (ce qui l’a autorisé à vouloir pour elle). Fred non plus n’existait pas pour Claire, puisqu’il ne se refusait pas, puisqu’il était toujours et déjà là. L’enfant devient alors l’objet, la médiation par laquelle deux désirs étrangers peuvent s’apparaître l’un à l’autre, exister l’un pour l’autre. C’est aussi lorsque Fred regarde la retransmission du concert de Claire à la télévision, de loin, sur un écran, qu’elle devient enfin une autre.

Énorme pose donc la question des conditions qui permettent à l’aimé.e de devenir un.e autre pour de vrai. Ça a lieu dans la violence, il y a un forçage, oui. Mais peut-on dire que dans la vie, la rencontre avec l’autre se fasse sans heurts ? Aurait-il fallu que Claire meure en couches ou qu’elle abandonne son enfant pour que le film soit recevable ?

Usages de la fiction

Parfois, l’époque crée de curieux rapprochements. Ainsi, le même argument a-t-il été utilisé pour défendre aussi bien Énorme que Valeurs Actuelles : « Cessez tout, c’est une fiction ». Dans le premier cas, pour répondre à l’accusation de complaisance à l’égard du geste de Frédéric, geste devenu une entrave à l’IVG ; dans le second, pour récuser le caractère raciste de la « fiction » mettant en scène la députée Danièle Obono dans le rôle d’une esclave.

Est-ce donc seulement parce qu’Énorme est une fiction que l’accusation portée à son encontre est illégitime et stupide ? Non : ce qui compte, c’est ce qu’on fait de la fiction. Énorme l’utilise pour faire émerger des possibles inaperçus, pour ouvrir une brèche, pour produire un trouble : une chance nous est donnée pour penser et voir autrement, changer peut-être. Changer quoi ? Précisément, le film ne le sait pas, et c’est tant mieux. Il nous dit : « Faisons un jeu, inversons les rôles, et voyons ce que ça fait. » Enorme est bien du côté de la représentation : le réel ne s’offre pas tout cru, il est saisi et réagencé à travers le prisme d’une de ses possibilités dont on laisse les effets se déplier. Autrement dit : si on regarde les choses par le bout de cette lorgnette-là, qu’est-ce qu’on voit ? C’est en se situant de ce côté que le film peut ne pas être « à thèse », se situer au-delà de tout jugement, produire de nouvelles images, de nouvelles idées, être en excès sur lui-même.

© AVENUE B PRODUCTIONS/VITO FILMS

À l’inverse, VA utilise l’alibi et les possibilités de la fiction pour procéder à une restauration. Replacer plutôt que déplacer. C’est pour clore ce qui est enfin possible, qu’une femme noire soit députée, que VA utilise la fiction. Il y a un ordre des choses, un ordre des êtres, nous dit VA, dans lequel, Danièle Obono ne peut pas être députée. Les images ont une histoire, elles sont inscrites. VA le sait bien lorsque, sous couvert de fiction, il réactualise une imagerie qui n’illustre pas ou ne documente pas seulement le racisme, mais le produit et cherche à le légitimer.

Créer un imaginaire nouveau en nous montrant, par exemple, un homme qui prend des cours de préparation à l’accouchement et réchauffer une imagerie éculée afin d’arrêter tout mouvement, ce n’est pas la même chose. Digression, pour dire que ce n’est pas rendre justice au film que de répéter « C’est une fiction ». Oui, c’en est une mais ce n’est pas cela qui suffit à en faire la valeur.

Il y a bien des fictions abjectes et dégueulasses.

La vie est monstrueuse : elle n’est jamais ce qu’elle devrait être, elle est en-deçà et au-delà de la norme, de la morale, du langage. C’est la normalité qui est toujours fictive, grille imposée au réel pour en gommer les excroissances et pouvoir y circuler sans avoir à tout recommencer, à tout reconsidérer à chaque instant. Pour que le cinéma montre quelque chose de la vie, de ce qui se situe sous ce calque d’une normalité fictive, il faut donc qu’il ose fabriquer des monstres, c’est-à-dire des gens, des choses, des situations, des images, des agencements qui ne devraient pas être. Combien de films ont le courage de cela ? Il faut pousser très fort le réel, énormément, pour y voir quelque chose. En accouchant d’un monstre, Sophie Letourneur a pu saisir un bout de ce réel. Ça résiste, ça échappe aux idées qu’on tenait pour sûres. C’est bien ce qui fait rire. C’est bien aussi ce qui trouble et fait mal. Ce sont les conditions pour que ça fasse penser. Il faut pousser très fort, il faut penser très fort. Et puis, il faut inspirer, expirer, respirer. On se détend : c’est du cinéma. Quoi que.

[1]Publiée sous le titre « Je suis un monstre qui vous parle » aux éditions Grasset en juin 2020

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A propos de Lucile Mons

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