Premier long-métrage de Sophie Lévy, Méduse est le récit d’une relation entre deux sœurs, Clémence ( Anamaria Vartolomei) et Romane ( Roxane Mesquida). Clémence est hémiplégique et privée de la parole des suites d’un accident. Son handicap rend alors Romane, elle épargnée, prisonnière du quotidien et du corps de sa sœur. Nouée en des temps immémoriaux, cette relation fondée sur l’ expérience d’être issue d’un même ventre, lieu archaïque du lien sororal, tente alors de se reconstituer. Recluses au sein d’une maison familiale, devenue « palais » impénétrable, les deux sœurs font corps ensemble. C’est à travers aussi deux visages, qui occupent l’écran au sens charnel du terme, que la cinéaste questionne alors avec une immense délicatesse ce double insaisissable que sont Clémence et Romane. Deux sœurs comme deux faces de Méduse.
Clémence, c’est la Méduse aux membres de « plomb », lourds et pourtant perméable au soleil, baignée de lumière. Romane elle, c’est la Méduse aux ailes d’or, aérienne, mais pourtant jalouse et froide. L’identité de l’une est inexorablement tissée à l’identité de l’autre et le film donne à voir en quoi ces deux sœurs incarnent dans leur chair et au plus profond d’elle-même une figure de l’absence précisément parce qu’elles représentent l’irreprésentable et « racontent » ce qui échappe au processus discursif. Clémence et Romane sont une voie d’accès à l’inénarrable, le mystère de la mort. La « mort » d’un corps et d’une voix pour Clémence, celle d’une liberté pour Romane. Romane a renoncé à sa liberté pour s’occuper de sa sœur mais elle peut « voler » et comment alors lui en vouloir ? De la même manière, l’accident a rendu Clémence totalement dépendante de Romane mais celle-ci met sa vie entre parenthèses pour s’occuper d’elle.
C’est alors l’arrivée de Guillaume, paré de son casque de pompier, tel Persée, qui détruit cette dualité. Amoureux de Romane, il voit aussi en regardant Clémence sa « rédemption ». Il décide de la sauver en la ramenant à la parole et d’une certaine manière à la vie. La beauté de l’éveil de Clémence fait aussi toute la puissance du film : contre toute représentation stéréotypée du handicap, la cinéaste filme l’ouverture du personnage aux vibrations de l’air, la rend sensible à la présence du temps : le dehors qui s’ouvre en elle la ramène au dedans, comme « un éclair qui tire du jour les formes et les présences qui n’y sont pas dissimulées mais simplement disponibles pour la lumière qui veut venir les éclairer »(1). Même si pourtant, la grâce autant que l’horreur pétrifie l’esprit de qui la regarde. Guillaume en effet reste aveugle à la jalousie de Romane, qui voit dans la renaissance de sa sœur, son possible de liberté avec lui s’envoler.
Si la cinéaste convoque le mythe, c’est parce que Méduse, c’est l’Autre de nous-même. Et Romane comme Clémence prennent aussi le visage de cette horreur terrifiante d’une altérité radicale à laquelle elles s’ identifient en devenant « pierres » : condamnées peut-être à n’accepter aucun homme dans leur vie et n’exister que dans leur regard mutuel ?
Méduse « envisage » deux sœurs, aussi pleines de grâce que terrifiantes, sans jugement. Il est une invitation singulière à comprendre peut-être que « tout mythe explique une situation actuelle par le renversement d’une situation antérieure. Tout à coup quelque chose désarçonne l’âme dans le corps. Tout à coup un amour renverse le cours de notre vie. Tout à coup une mort imprévue fait basculer l’ordre du monde et surtout celui du passé car le temps est continument neuf. Le temps est de plus en plus neuf. Il afflue sans cesse directement de l’origine. Il faut retraverser la détresse originaire autant de fois qu’on veut revivre ».(2)
(1) Jean Luc Nancy, L’Adoration.
(2) Pascal Quignard, Les désarçonnés.
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