Edgar Morin, sociologue, philosophe, essayiste. A travaillé de nombreux objets, écrit moult ouvrages, s’est impliqué de façon citoyenne dans plusieurs combats – au niveau politique, économique, écologique… Et continue de le faire, à 93 ans ! Céline Gailleurd et Olivier Bohler, cinéastes, cinéphiles, enseignants de cinéma, centrent leur documentaire sur les rapports entretenus par Morin avec le septième art. Un art auquel il a consacré une partie de ses réflexions, recherches théoriques, travaux pratiques ; à propos duquel il a écrit des articles et surtout deux ouvrages de référence : Le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956) et Les Stars (1957). Partie somme toute réduite d’un point de vue quantitatif, mais qualitativement importante.
Edgar Morin, Chronique d’un regard est un plaisir pour les sens. Un film qui semble couler de source. Cela est dû en grande partie à cette présence si vivante et touchante, à l’image, du protagoniste que les auteurs accompagnent, filment, écoutent constamment. Il n’y a pas de didactisme en cette œuvre, non plus qu’en la parole morinienne. Le sociologue porte un regard rétrospectif teinté de nostalgie et nimbé de tolérance sur sa vie et le cinéma qu’il a aimé ; il propose un métadiscours utilisant des mots simples et assez spontanés pour parler de sa découverte du plus grand art du XXe siècle, du rôle formateur que celui-ci a joué dans son enfance et son adolescence, de ce que le chercheur a pu en dire et en faire – principalement dans la seconde moitié des années cinquante et dans la première moitié des années soixante.
Il s’agit d’une parole incarnée, d’une pensée exprimée par un homme au regard piquant, spirituel ; un voyageur qui, lors d’un retour à Berlin où il a passé quelques mois en tant que militaire dans l’immédiat après-guerre – ce qui lui a permis d’écrire son premier ouvrage : L’An zéro de l’Allemagne (1946), lequel a inspiré Roberto Rossellini pour son film Allemagne année zéro (1947-48), – danse aux côtés de jeunes et d’enfants au son d’une musique d’inspiration yiddish – les racines de Morin puisent dans la culture juive -, et voit d’un bon œil, pour le présent et l’avenir, que les minorités de toutes sortes, formant un melting pot joyeux, libre et coloré, fassent comme la nique aux nazis, qu’à sa manière il a combattus. Puisque l’on voit des images du film qu’il a réalisé en 1961 avec Jean Rouch, Chronique d’un été, il est saisissant de constater à quel point Morin s’est embelli avec l’âge, est devenu profondément charismatique et cinégénique. Une véritable transfiguration.
Ressort principalement de Edgard Morin, Chronique d’un regard l’idée que le cinéma est et doit être, en tout cas aux yeux du Morin qui s’exprime à l’image, un vecteur d’humanité plus que de messages, de percepts plus que de concepts – même si des films ont pu lui permettre de penser et d’agir de façon réfléchie et militante dans le réel. Il faut entendre humanité au sens politique et éthique. L’humanisme contre l’idéologisme. La physiognomonie plus que la rhétorique. Un art de masse, dit-on ? Certes, mais Morin évoque une activité esthétique faite, au sein de l’Industrie, par des individus – les créateurs – pour des individus – les spectateurs… non moins créateurs, bien qu’à leur façon. Et c’est une conscience qui peut s’éveiller devant l’écran… Donc un cœur, une subjectivité avec son for intérieur et son espace intime, même si celle-ci fait partie intégrante du corps social, est prise dans un nécessaire rapport aux autres.
Toute la partie consacrée à la « rédemption » est passionnante… Et questionnante ! Morin montre un attachement presque obsessionnel à cette expression, à ce thème, à ce schème. Il l’évoque à travers le film soviétique Le Chemin de la vie (Nikolai Ekk, 1931) où un criminel est puni et en même temps reconnu pour ce qu’il a apporté à la Communauté – bolchévique. Également à travers son travail sur le film de Henri Calef, L’Heure de vérité (1964). Dans L’Heure de vérité, dont il a écrit le scénario, Morin voulait représenter le changement d’un ex-nazi qui se faisant passer en Terre d’Israël pour un rescapé d’un camp de concentration et qui finit par mériter en quelque sorte la citoyenneté du pays d’accueil qu’il a acquise. Calef ne l’a pas suivi sur ce terrain et Morin a désavoué le film.
À titre personnel, nous sommes assez distant vis-à-vis des films de rédemption, oeuvres parfois plus moralistes que réalistes. Un nazi qui se repent ? À d’autres ! Mais, on sent autre chose chez Morin, à travers le développement de son discours. Il s’agit peut-être moins de l’idée qu’un homme méchant, néfaste va devenir – par un miracle scénaristique plus ou moins artificiel – gentil, positif, que celle selon laquelle le manichéisme est une vision fallacieuse de la réalité humaine… Il n’y a pas d’homme mauvais et il n’y a pas d’homme bon. Il y a une humanité ambivalente, complexe, en constante évolution… où des penchants particuliers peuvent parfois prendre le dessus sur d’autres.
De ce point de vue, sont notables les passages où le sociologue évoque la représentation par le cinéma de l’ennemi allemand par les Alliés – il cite À l’Ouest rien de nouveau (1930) et Les Croix de bois (1932). Et ceux où il parle des différences dans la façon dont cet ennemi est représenté, puis reconsidéré, et après la Première et après la Seconde Guerre mondiale.
Ressort aussi cette capacité de Morin à dialectiser, à prendre en compte et à tenter de comprendre ce qui est en opposition avec son point de vue, à se mettre en question. Elle est précieuse à notre sens. Loin de beaucoup d’intellectuels de son époque – parfois extrêmement brillants, mais tyranniques, obtus – ayant pris des partis s’étant finalement révélés relativement faux avec le temps parce que trop tranchés ou radicaux -, il est un homme mesuré, nuancé, sage. Un homme qui a su s’engager, autant par le corps que par l’esprit, quand il le fallait, mais qui a pu aussi critiquer son propre camp, s’il en sentait la nécessité, et s’autocritiquer. Il faut savoir, par exemple, que si Morin a été membre du Parti Communiste, il a pris ses distances avec lui à la fin des années quarante et en a été exclu au début des années cinquante. La volonté d’inclure les preuves de ce qui pourrait être un échec de l’expérience de « cinéma-vérité » réalisée avec Chronique d’un été dans cette expérience même est exemplaire. La Vérité ne s’atteint probablement pas. Et, en tout cas, elle n’est pas fondamentalement convaincante. Le reconnaître est finalement une forme… de vérité !
Gailleurd et Bohler captent bien le parcours intellectuel, existentiel de Morin, durant lequel celui-ci s’est trouvé mille centres d’intérêt ; ils retracent avec lui son chemin qui fut et est constitué d’erreurs et de réussites, de renoncements autant que d’accomplissements… Mais un parcours, un chemin qui trouvent, à travers eux et peut-être paradoxalement, un sens, une certaine forme de cohérence. Même si nous aurions pour notre part aimé que la relation du sociologue avec le cinéma soit un peu mieux mise en perspective dans l’ensemble d’une carrière qui a touché et touche beaucoup d’autres disciplines, domaines, modes d’expression, canaux de création et de communication. D’autant plus que ce qui nous touche personnellement chez Morin est cette « cinéphilie » sélective et perspicace – une cinéphilie qu’il oppose bien à ce qu’il appelle la « cinéphagie », à laquelle il a lui-même cédé un temps -, qui a fait du septième art non pas un but ultime, non pas un prisme absolu pour voir et tenter d’appréhender le monde, mais un aiguillon parmi d’autres pour l’action et la réflexion, la praxis et la théorie, la compréhension de l’Imaginaire, de l’Homme, et de ce qui transcende celui-ci dans le collectif et le social. Morin a regardé et regarde le Cinématographe et le Cinéma sans dogmatisme, en évitant apparemment fétichisme et maniaquerie, et dans toutes ses dimensions : comme industrie et art, comme dispositif moderne où survivent des croyances archaïques et comme outil quasi scientifique, comme voie royale vers le rêve et le fantasme et moyen d’exercer son esprit critique.
Au niveau formel, les auteurs de Edgar Morin, Chronique d’un regard ont imaginé des projections en milieu urbain, entre autres pour faire écho au concept de « projection-identification » évoqué par le sociologue que l’on voit parfois comme flâner dans les rues de quelques villes, choisies parce qu’elles ont été le cinéma… pardon… le théâtre d’événements marquants pour lui… Gailleurd et Bohler ont également travaillé sur les fondus et les surimpressions pour visualiser les remarques moriniennes concernant le cinéma comme art du fantomatique, les considérations siennes sur les traces que, malgré les apparences et quoique l’on pense, les temps et les lieux nouveaux conservent des temps et lieux anciens qu’ils ont parfois complètement remplacés. Des temps et lieux disparus dont se souviennent et témoignent les individus comme lui – survivants et bons vivants -, et que conservent les films, mémoire de celluloïd.
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Elisabeth
« Un documentaire onirique d’une très belle sensibilité. Le spectateur ressort avec le sentiment d’être plus intelligent. »
Julien Camy, L’Humanité (29/04/2015)