Revenu au sommet en 2018 avec Blackkklansman, qui lui aura permis de décrocher un prestigieux Grand Prix à Cannes ainsi que le premier Oscar de sa carrière (meilleur scénario adapté), Spike Lee devait être de nouveau en haut de l’affiche en cette année 2020. Avant que la manifestation ne soit repensée en raison de la pandémie mondiale de COVID-19, il avait tout d’abord été désigné président du jury de la 73ème édition Cannoise en janvier dernier. Son nouveau long-métrage Da 5 Bloods aurait sûrement été présenté hors compétition sur la croisette, marquant au passage le retour de Netflix au festival trois ans après les présences d’Okja et The Meyerowitz Stories en Sélection Officielle. Dans un contexte où la majorité des salles de cinéma sont encore fermées, sa sortie sur la plate-forme en ce début de mois de juin constitue un événement puisque, hormis Matteo Garrone et son Pinocchio, aucun réalisateur de premier plan n’a dévoilé de film au cours des dernières semaines. Une autre actualité brûlante vient rattraper ce nouvel opus : l’assassinat le 25 mai d’un citoyen afro-américain, George Floyd, par un officier de police blanc, lors d’une interpellation. Tragédie à l’origine d’une vague de mouvements massifs de contestations aux États-Unis mais aussi dans le reste du monde, afin d’éradiquer les violences policières, les pratiques racistes et les discriminations encore pléthoriques. Cinéaste essentiel, qui a consacré sa carrière à la défense de la cause Noire et à l’affirmation d’un cinéma ambitieux formellement, n’oubliant jamais ses racines militantes, Lee apparaît plus que jamais comme le précurseur d’une nouvelle génération déferlant depuis quelques années (réponse directe à l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche) allant de Jordan Peele à Barry Jenkins, en passant par Ava DuVernay ou Ryan Coogler. Il réunit ici un casting hétéroclite au sein duquel on retrouve notamment un ancien habitué, en la personne de Delroy Lindo (Malcolm X, Clockers, Crookyln), aux côtés de la valeur montante Chadwick Boseman, starifié dans Black Panther, ainsi que les frenchies Jean Reno ou Mélanie Thierry. Sur une durée imposante dépassant les 2h30, Da 5 Bloods nous conte le retour au Vietnam de quatre vétérans en quête de la dépouille de leur chef et d’un hypothétique trésor enfoui…

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Copyright David Lee/Netflix 2020

Grand projet sous-jacent de toute l’œuvre de Spike Lee, la relecture de l’Histoire américaine à travers le prisme de la communauté afro-américaine, trouve ici une nouvelle illustration. Douze ans après le poussif Miracle à Santa Anna, et son évocation des Buffalo Soldiers en pleine campagne d’Italie, Da 5 Bloods plonge ses vétérans au cœur des souvenirs et des traumas de la guerre du Vietnam. Période charnière de la culture états-unienne, le conflit est aussi l’occasion pour le cinéaste de traiter des mouvements sociaux et des luttes intestines ayant secoué le pays sur son propre sol. Alors que les soldats noirs sont envoyés comme chair à canon à l’autre bout du monde, leurs compatriotes restés au pays, combattent pour leurs droits, sont violentés, emprisonnés, et leurs représentants politiques sont même assassinés. Il est d’ailleurs intéressant de constater que si le modéré Martin Luther King est évoqué à de nombreuses reprises (c’est une vidéo de lui qui conclue le film), son alter ego Malcolm X, auquel le réalisateur a pourtant rendu hommage dans son film de 1992, est quant à lui quasiment absent du champ. Si la volonté d’éviter toute répétition avec son biopic est probable, une sorte d’assagissement, de tempérance (qui ne va pas à l’encontre d’un engagement certain), est également envisageable. Lee faisait montre dès son précédent Blackkklansman d’un regard critique et mesuré sur les mouvements raciaux (plus précisément leurs expressions les plus radicales, leurs représentants les plus sulfureux). Les héros ne sont pas des militants, ce sont de simples seniors revenus de tout (on pense aux Space Cowboys de Clint Eastwood, la jungle remplaçant l’espace). L’un d’eux vote Trump (soutien assumé et amplifié par le port d’une casquette « Make America Great Again ») par peur de la menace de l’étranger, de l’autre (aujourd’hui le mexicain ou le terroriste, hier le communiste). Ces sacrifiés, ces oubliés des manuels scolaires, décident de retourner sur les lieux qui ont marqué leur jeunesse, non pour libérer des prisonniers (et en profiter pour réécrire l’issue du combat à eux-seuls comme Sylvester Stallone et Chuck Norris) ou rechercher l’âme damnée d’un ami perdu dans des volutes d’opium d’un tournoi de roulette russe, mais pour leur intérêt personnel. Sous couvert de ramener la dépouille d’un frère d’arme tombé au combat, afin de réhabiliter ses actes héroïques, ils se mettent en quête de fortune, à l’instar des Rois du désert de David O. Russell. Il n’est pas pour autant question de filmer des figures égoïstes, des mercenaires intéressés, mais des anciens combattants replongés dans un passé toujours aussi vivace. Des problématiques telles que l’utilisation de l’agent orange, les enfants de G.I. abandonnés sur place, ou encore la tragédie de Mỹ Lai, sont abordées frontalement. Leur guide déclare par exemple que « la guerre a monté les familles les unes contre les autres ». Ce qui est vrai pour les Vietnamiens du nord et du sud, l’est également pour les soldats que cette nouvelle aventure va opposer individuellement alors même qu’elle réunit l’escouade. Minorité dans leur pays, les 5 Bloods sont vus sur place comme l’Amérique impérialiste qui, bien que grande perdante de la bataille, semble avoir eu raison du communisme avec le temps. Un McDonald’s dans les rues de Saïgon (clin d’œil surligné par un dialogue explicite), une paire de Nike pendue à un fil (renvoyant à l’imagerie ghetto des premiers longs-métrages du cinéaste), le capitalisme et la culture made in USA ont gagné à retardement, sur le long terme. Le drame du conflit devient même ironiquement un argument commercial de pop culture, avec cette soirée Apocalypse Now (film auquel le réalisateur rend un hommage très appuyé, et pas très fin, avec l’utilisation de la Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner lors d’un plan sur un bateau remontant le Mékong). Les personnages eux-même semblent prendre leur nouvelle mission pour du tourisme lors de leur scène d’introduction, laissant derrière eux les massacres et leur compagnon décédé. Norman justement est l’élément clé du récit, figure christique sacrificielle qui unie les différentes personnalités autour d’un idéal commun. Interprété par le charismatique Chadwick Boseman, acteur inévitable du nouveau cinéma noir hollywoodien suite au succès du blockbuster Marvel, ce dernier est filmé comme une sorte de surhomme (super-héros?) valeureux et pur, quasiment déifié dans les souvenirs de ses camarades. L’un d’eux déclare qu’ils croyaient en lui « comme en une religion », et au détour d’une scène assez touchante, les vétérans s’adressent à sa dépouille comme à une relique sacrée. Pourtant, loin d’être un adepte du manichéisme, Spike Lee n’hésite pas à le dévoiler sous un jour bien plus brutal et sans pitié, lorsqu’il décime une poignée de soldats qui ne faisaient rien d’autres qu’échanger tranquillement des banalités, comme des sous-titres opportuns le révèlent aux spectateurs. Ce demi-dieu montre alors son vrai visage, non pas un saint innocent de tout crime, mais un héros de guerre que l’Histoire a déformé afin de n’en garder que la dimension de leader spirituel et unificateur.

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« Ma conscience m’interdit de tuer un frère ou de pauvres gens affamés, dans la boue, au nom de l’Amérique triomphante. Les tuer pour quoi ? Ils ne m’ont jamais traité de nègre, ni lynché, ni lâché leurs chiens sur moi, ni privé de ma nationalité ». Da 5 Bloods s’ouvre sur ces mots de Muhammad Ali prononcé le 26 Février 1976. Prologue politiquement offensif, conçu à partir d’un mélange d’archives vidéos et photographiques, retraçant de manière synthétique (le tout dure moins de trois minutes) les événements clés de l’Histoire des États-Unis au cours des années 60 et 70. La parole est donnée à des figures importantes telles que Bobby Seale et Angela Davies, avant que l’on ne s’attarde sur un cliché en noir et blanc des cinq soldats. Alors qu’il achevait Blackkklansman sur les images terribles des manifestations de Charlottesville de l’été 2017, Spike Lee effectue ici le chemin inverse : la réalité précède la fiction. Les héros sont intégrés au dispositif, jusqu’à la transition choisie, un fondu-enchaîné doublé d’un changement de format, faisant basculer le récit au présent et en couleur. S’orchestrent alors les retrouvailles entre les vétérans, présentés au spectateur d’un même élan, sur un mode détendu en rupture avec le sérieux de l’introduction (assez impressionnante) et la gravité sous-jacente de l’intrigue qui ne tardera pas à refaire surface. Le long-métrage offre alors une tonalité empreinte de légèreté, constamment rattrapée par un procédé (qui se révèle à la longue trop systématique) visant à entrecouper le récit de documents d’archives faisant apparaître diverses personnalités phares du monde politique ou culturel noir : Aretha Franklin, Edwin Moses… Assez pédagogue dans son approche de l’Histoire, Lee stimule par ses nombreuses recherches formelles et ses expérimentations. Changements de formes, de formats, d’époques, de nature d’images, témoignant d’un appétit de cinéma intact, même si la portée de certains choix peut interpeller (pourquoi quitter le scope et passer en plein écran au milieu du film ?). En découle quelques grandes séquences, comme celle relative à l’assassinat de Martin Luther King, sorte de point d’orgue stylistique, située en direct de Radio Hanoï, à base de surimpressions, où réalité et fiction se confondent. Une adresse caméra (audace dont le cinéaste est coutumier de Do The Right Thing à La 25ème heure en passant par Mo’ Better Blues) atténue quant à elle le sentiment de distance vis-à-vis du spectateur, tandis que les problématiques de fond jaillissent avec évidence et limpidité. Paradoxalement cette « jeunesse » de façade (enthousiasmante après plus de trente ans de carrière, mais pas toujours bien canalisée) n’empêche pas son film de succomber à certaines écueils, à commencer par un rythme flottant qui semble parfois épouser l’âge avancé de ses personnages. En cause, un deuxième acte inutilement long et alambiqué, qui aurait gagné à être écourté d’au moins une vingtaine de minutes, mais aussi des scènes de guerre un peu molles, pas aidées par une musique omniprésente et emphatique.

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À force de prendre irraisonnablement son temps, le long-métrage donne une impression de fouillis, d’inabouti, alors même que bien des éléments tendent à en faire une œuvre dense et complexe. La liberté dont semble avoir joui le réalisateur s’avère à la fois un atout et une limite pour un film qui en définitive manque cruellement de concision. Il est également probable qu’il pâtisse de sa diffusion hors des salles de cinéma, ce qui atténue l’ampleur éventuelle de la forme visuelle et sonore. Quoiqu’il en soit, depuis 2016 et le bancal Chi-Raq, Spike Lee connaît un regain d’inspiration notable. Il revient à point nommé et sans opportunisme, telle une force tranquille, dans une période ou les luttes raciales sont plus que jamais sur le devant de la scène. Si Blackkklansman tombait à pic à mi-mandat de l’ère Trump, Da 5 Bloods tire la sonnette d’alarme alors que l’incertitude autour de la future présidence américaine plane. Inégal mais loin d’être anodin.

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