Peindre pour voir et savoir comment on voit
Paris 1964 : Giacometti , peintre et sculpteur reconnu et dont tout le monde s’arrache les oeuvres, invite son ami new-yorkais James Lord , critique et marchand d’art, à poser pour un « ultime portrait ».
Cinquième long métrage de Stanley Tucci, The Final portrait échappe au biopic au sens classique du terme. D’abord parce qu’il s’attarde sur dix huit jours seulement de la vie du « maître », dix huit jours en quasi totalité dans son atelier. Mais plus encore parce qu’il met avant tout en scène le geste créateur à l’oeuvre et donne à le voir dans l’oeuvre.Giacometti, incarné par Geoffrey Rush , peint pour voir. Son exigence « technique » est alors d’ « abandonner le réel »[1]. Il ne s’agit pas tout simplement de peindre un portrait, encore moins de regarder le modèle et d’en faire une imitation mais en saisir « une complication en profondeur »[2]. A chaque regard posé sur son ami ( Armie Hammer, vu récemment dans Call me by your name, au physique lisse et aux traits doux) Giacometti voit « une tête de brute » .
Mais à chaque regard , ce visage a l’air de se refaire devant lui : sa réalité devient incertaine aux yeux du peintre , comme si elle disparaissait , ressurgissait, disparaissait à nouveau. La réalité du visage fuit constamment et afin d’en saisir ce qui malgré tout s’est donné, le geste consiste à défaire le travail de la veille : « pour créer , pour y arriver, il faut parfois détruire », et ce qui ne devait être qu’une journée de pose se transforme en dix huit séances.Un trait en efface un autre, une tache recouvre presque la totalité de la toile. Répétition du geste créateur mais qui est un événement toujours à venir, un renouvellement et non un retour jusqu’à parvenir à cet ultime portrait restant d’ailleurs l’oeuvre la plus emblématique du peintre.
Le cinéaste essaie de se hisser au moins dans ses intentions et ses partis pris formels au niveau du sujet de Giacometti. Cette tentative prend la forme d’une mise en abyme en champs /contrechamps: au peintre Giacometti répond le portraitiste Stanley Tucci. Ainsi le film accompagne les tâtonnements du processus de création par une caméra parfois tremblante, tente de trouver un équivalent aux textures et à la matière des sculptures ( couleurs désaturées au maximum, prégnance sonore ), et s’attache dans un décor reconstitué à l’identique grâce à la Fondation Giacometti aux détails – Giacometti lui-même disait que « ce sont les détails même qui font l’ensemble, qui font la beauté d’une forme »- .
Cependant si Giacometti cherchait à travers son geste à « avoir la sensation que l’on a de la réalité plus que la réalité elle-même » [3], c’est là que le film ne peut que se laisser distancer par son sujet et d’une certaine manière renoncer aux affres de la création. Il emprunte alors les chemins plus convenus de l’anecdote documentaire et des considérations psychologiques et conjugales générales : relations de Giacometti avec son épouse et sa maîtresse, déambulations nocturnes du peintre entourées de prostituées… jusqu’au cliché du « génie » méprisant l’argent et l’ordinaire. Si pour Giacometti , l’art est un échec sans cesse plus approfondi – « ce qu’on fait est impossible » répond t- il à son ami- le film ne prend pas le risque de l’art. Stanley Tucci a cependant le mérite d’en révéler et d’en questionner l’enjeu .
[1] Giacometti, cité par André Parinaud, dans Arts, numéro 823, 13 juin 1962.
[2] Ibid.
[3] Ibid
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