« C’est rien, c’est un film ». Ces mots, ce sont ceux d’un chauffeur de voiture à l’adresse de deux douanières, devant l’aérogare de Bastia-Poretta après le débarquement d’un vol en provenance de Paris, en fin de matinée le 5 décembre 2017. Un double assassinat par arme à feu vient d’avoir lieu. L’auteur de la fusillade est monté dans le véhicule tandis que les cadavres de deux figures corses du grand banditisme sont étendues au sol, à la vue de tout le monde. Les deux victimes avaient été au préalable désignées par un baiser, celui d’une surveillante pénitentiaire de la prison de Borgo. Ce dernier argument sert de point de départ au nouveau film de Stéphane Demoustier, quatre ans après le succès critique et public de La Fille au bracelet, efficace drame de prétoire sorti en 2020 quelques semaines avant le confinement et la fermeture des salles de cinéma. Quand sa précédente réalisation revisitait un long-métrage argentin passé inaperçu dans nos contrées (Acusada), c’est ici d’un fait divers relativement médiatisé dont il s’inspire, moins pour livrer sa version d’une affaire encore en cours (le procès doit se tenir au printemps 2024), que scruter la psychologie d’une antihéroïne de prime abord du bon côté de la loi, amenée à lentement mais sûrement franchir les limites de la légalité. Comme dans La Fille au bracelet, l’opacité d’une individualité ambiguë va nourrir un projet de cinéma à l’appartenance revendiquée et identifiée. Hier le thriller judiciaire, aujourd’hui un hybride entre le polar et la fiction carcérale. Il réunit pour l’occasion un casting hétéroclite entre la « kechichienne » Hafsia Herzi, un poids lourd du théâtre avec Michel Fau, mais aussi Moussa Mansaly, Cedric Appietto, Pablo Pauly, Florence Loiret Caille ou le nouveau venu, Louis Memmi.
Borgo s’ouvre sur une double fausse piste (voir une troisième que nous tairons), qui nous trompe quant à la nature du film et à l’identité du personnage que nous allons suivre. Stéphane Demoustier affirme cependant d’entrée un savoir-faire filmique que la suite ne viendra pas démentir, avec un plan-séquence rigoureux, refusant l’épate facile. Ce contre-pied inaugural, précède l’intronisation de Mélissa, fraîchement mutée en Corse et affectée à la prison de Borgo, son regard extérieur à l’île est aussi celui du réalisateur et de facto du spectateur. Les premiers mouvements, descriptifs, présentent le nouvel habitat de la famille et les règles spécifiques de l’établissement pénitentiaire où les détenus vivent en autonomie. Demoustier se montre plus adroit pour retranscrire les spécificités de ce nouveau cadre, les digérer et se les approprier, que dépeindre le quotidien familial banal de son héroïne. Intéressé par le genre, le personnage sous-écrit du mari, tient plus de la béquille, la figure imposée, que d’un désir narratif. Ce couple mixte en territoire nouveau et potentiellement hostile (racisme latent, défiance de l’extérieur), est moins un sujet, qu’un enjeu. De plus, Hafsia Herzi, au tempérament de jeu habituellement explosif, bien que crédible, se révèle effacée, presque absente dans le rôle de cette femme prise au piège. Une direction qui n’est pas sans rappeler celle qui caractérisait l’interprétation de Melissa Guers dans La Fille au bracelet. Le réalisateur semblait déjà chercher à générer le trouble vis-à-vis de sa protagoniste, en poussant son imperméabilité par une forme de monotonie, quitte à réduire son expressivité et mettre une barrière. Cette composition tranche radicalement avec deux de ses partenaires à l’affiche. Michel Fau tout d’abord qui, dans le costume du commissaire, offre une prestation tout en détachement et en sobriété (Demoustier cite Bourvil dans Le Cercle rouge comme inspiration première) apportant une ironie grinçante et irrésistible à sa prestation. Mais c’est surtout le jeune Louis Memmi qui emporte l’adhésion. Formidable révélation, il campe un glaçant gangster en devenir aux traits juvéniles. Une petite frappe jouant les gros caïds au milieu d’un casting de non-professionnels globalement très convaincant.
L’ouverture, vrai moment de cinéma en plan-séquence, suit le commissaire campé par Michel Fau arrivant sur les lieux d’une tuerie avant de s’achever sur l’image d’une tache de sang. Ce motif, le cinéaste le rejouera en miroir lors d’un climax très réussi, véritable montée de tension maîtrisée. Une volonté anti spectaculaire irrigue le film qui privilégie la précision discrète de la mise en scène afin de dépeindre l’étouffement lent et progressif de son héroïne. L’étau se resserre, peu à peu, par la dissémination de menus détails introduits discrètement, lesquels finissent par trouver un écho dans le récit (les chaussures cirées de Saveriu, le vélo). Borgo fonctionne sur un double huis-clos, à la fois celui de la prison et de la Corse en elle-même, isolée de la métropole. Il prend à bras-le-corps la tradition française du film carcéral, qui vit l’émergence de chefs-d’œuvre tels que Le Trou ou Un Prophète, en y proposant une version féminine. Un cas unique dans le genre, bien que très proche des réalités du terrain, qui dénote d’un attachement au polar et un désir de créer une fusion. Pari réussi qui peut en outre compter sur une vision de l’Ile de Beauté éloignée de toute dimension de carte postale, préférant les intérieurs ou les décors moins typés. Ainsi, lorsque Demoustier s’essaie à filmer un paysage majestueux, c’est pour le déconstruire habilement en y glissant une épaisse fumée noire due à une explosion. Une approche que suit la description terre-à-terre de la mafia locale, débarrassée de ses clichés romanesques. L’évolution de sa protagoniste, le réalisateur la suit au plus près, vissée à sa silhouette, ne perdant pas une miette de ses moments de joie (lorsque les prisonniers entonnent Melissa de Julien Clerc), de doute et d’angoisse, plongeant le spectateur de concert dans ce piège implacable.
Solide long-métrage à mi-chemin entre le cinéma populaire et le cinéma d’auteur, servant plus qu’honorablement la notion de divertissement tout en esquissant des thématiques intéressantes, Borgo traduit un mouvement en cours dans la production hexagonale. Depuis quelques temps, de nouveaux grands auteurs peinent à émerger (exception faite de Quentin Dupieux, néanmoins en exercice depuis maintenant vingt ans) tandis que de nombreux faiseurs compétents tendent à redonner leurs lettres de noblesse à des genres malmenés jusque là. Stéphane Demoustier peut ainsi se poser dans cette seconde catégorie, aux côtés, entre autres, de Cédric Jimenez. Il apparaît que dans le paysage post-Covid, les succès de Bac Nord et Boîte Noire en 2021, ont fait office de marqueurs, illustrant l’appétit du public pour un autre cinéma à potentiel commercial. Une tendance confirmée ensuite par les très belles performances de Novembre et Le Règne animal. Autant d’exemples ayant majoritairement été plébiscité. Reste maintenant à savoir si Borgo pourra emprunter le même chemin, il a suffisamment d’atouts pour y prétendre.
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