Le magnifique acteur Steve Buscemi est aussi un excellent réalisateur, qui brille autant par la cohérence de sa trajectoire artistique que par la discrétion de son travail, privilégiant la simplicité formelle aux afféteries en tous genres, ce qui lui permet de se concentrer sur la profondeur humaine des personnages qu’il dépeint et de leurs affects au sein des espaces très circonscrits qu’ils habitent. Son quatrième long métrage, The Listener, diffusé sur la plateforme UniversCiné, permet à son cinéma de toucher à son meilleur ; sa beauté se trouve moins dans la volonté d’en mettre plein la vue que de faire le portrait original d’une Amérique chagrine et en crise, ici par le truchement d’un personnage féminin qui est l’étrange noyau d’un monde dont il reste pourtant perpétuellement à l’écart.

A l’écoute (T. Thompson) (©Atlas Industries)

The Listener raconte une nuit dans la vie de Beth (Tessa Thompson qui, par la grâce du dispositif du film, porte ce dernier sur ses épaules), jeune femme dont ce n’est pas le vrai nom et qui répond aux appels de personnes en plein désarroi sur une ligne d’assistance téléphonique de type SOS Amitié. Et les diverses conversations de se déployer comme autant de récits nécessairement interrompus devenant les excroissances de ce récit premier dont Beth est dépositaire, personnage distribuant la parole comme le croupier du casino balance les cartes à des joueurs aux fortunes diverses mais ayant en fin de compte le même statut dans ce monde que celles et ceux auxquels elle prête attention.

Beth s’avère un double de Steve Buscemi : comme elle, le réalisateur n’est intéressé que par la parole de ceux qui appellent en détresse la jeune femme en pleine nuit. Par son débit, par les silences qui la percent et qui signifient souvent tout autant que les mots, par la donnée humaine qu’elle recèle permettant de faire transpirer des émotions imprévues de la part de personnages invisibles mais vraisemblablement majoritairement en marge de la société. La première vraie beauté du film de Buscemi se trouve dans l’écart entre la brutalité du monde décrite par les voix diverses de The Listener et la douceur ouatée, chaleureuse et tamisée de l’appartement de Beth que la caméra ne quittera que très peu, univers permettant à celle qui écoute les unes à la suite des autres les douluers intimes de ceux qui lui parlent avec plus ou moins de confiance de s’en protéger. La simplicité de la mise en scène, sans brusquerie, se fixant sur le visage et les émotions de Beth dans des cadres souvent très rapprochés, enferme plus encore le personnage dans un cocon presque impénétrable, donnant paradoxalement aux histoires que la jeune femme écoute une charge émotionnelle supplémentaire.

L’appartement comme cocon (T. Thompson) (©Atlas Industries)

Aux récits d’un ancien taulard inadapté à la vie hors des murs de sa prison (créant un lien sensible avec le premier beau film de Steve Buscemi, Animal Factory [2000]), d’une paumée maltraitée par son compagnon cherchant à la prostituer, d’un incel rendu abject et désespéré par les déceptions amoureuses, d’un vétéran traumatisé physiquement et psychologiquement par les campagnes militaires récentes de l’armée américaine au Moyen-Orient ou d’une intellectuelle diplômée de sociologie voulant trouver une raison pour ne pas se suicider répondent la douceur de Beth, ses éléments de langage délivrés avec ferveur d’une conversation à l’autre mais dont le rôle d’articulation du dévoilement de la vérité est primordial, sa façon de créer des silences pour ne pas laisser sa parole chevaucher celle de ses interlocuteurs en crise. Par son sens de l’écoute et ses questions discrètes permettant de révéler la profondeur des états d’âme de celles et ceux qui se confient à elle, Beth contient en elle un talent de maïeuticienne au sens socratique du terme, permettant l’accouchement des douleurs d’autrui et, potentiellement, de leur apaisement.

Solitude hors du monde (T. Thompson) (©Atlas Industries)

The Listener dresse donc une ode à la force du langage et de la parole délivrés, auxquels on aurait enlevé les chaînes. De ce point de vue, la dernière conversation avec la sociologue désabusée prenommée Laura (interprétée par Rebecca Hall ; il est à noter que l’ensemble du casting vocal est épatant de justesse) s’avère passionnante, celle qui parle se transformant au fil de la discussion en celle qui écoute, inversant les rôles pour permettre à Beth de livrer elle-même ses douleurs intimes et le sens qu’elle donne à son activité d’assistante téléphonique résultant de ses démons intérieurs (Beth ira jusqu’à donner son véritable prénom). Le film, magnifiquement écrit par le scénariste et dialoguiste Alessandro Camon, touche ici à une mélancolie assez poignante, faisant de la parole et de son écoute deux systèmes de communication réversibles et subordonnés l’un à l’autre, faisant de l’émettrice et de la réceptrice du discours deux égales face à la douleur, leur permettant certainement de répondre à celle qui leur fait face tout en exorcisant celle qui leur est propre. Et cet appel final de reconsidérer ceux que Beth a reçus tout au long de la nuit : les voix sans corps subissant la vie et la dureté du réel ne sont-elles pas pour ce réceptacle humain celles de ses propres fantômes ?

Poids des maux (T. Thompson) (©Atlas Industries)

Elles forment également un kaléidoscope sonore de l’Amérique contemporaine, meurtrie par une histoire récente faite de violences et d’un contexte politique ravageur (le personnage de l’incel, représentant implicite d’un trumpisme décomplexé). Là se trouve certainement l’autre grande force en filigrane du film de Buscemi : faire de l’état de crise intime de ses personnages une métonymie révélatrice de celle, tout aussi réelle, d’une Amérique reposant de plus en plus sur l’incertitude et sur une tristesse globale faisant de Beth, par son empathie profonde et sa douceur, une exception sur laquelle repose le poids des maux. Si The Listener fait montre d’une sobriété formelle presque radicale, il contient donc en lui une richesse politique et émotionnelle assez sidérante, portrait d’une nation et de ses citoyens mal dans leur peau recherchant tant bien que mal un peu de douceur. Ce quatrième long métrage de Steve Buscemi, s’il ne paie pas de mine au premier abord, peut cependant se targuer d’être le plus beau film de ce cinéaste trop rare. Et l’un des meilleurs de cette année.

A voir sur la plateforme UniversCiné à partir du 25 novembre 2024.

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A propos de Michaël Delavaud

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