Une erreur ne doit pas être commise devant le nouveau film du stakhanoviste Steven Soderbergh, The Insider, second opus de ce cinéaste américain protéiforme à sortir dans les salles françaises en deux mois après le magistral Presence (l’avis de François Armand était plus mitigé sur ce même site : chronique à relire ici) : il ne faudrait pas le voir pour, confessons-le, ce qu’il est cependant en partie, c’est-à-dire comme un film d’espionnage. Comme souvent chez Soderbergh, le genre sert de prétexte pour aborder des thèmes ou des sujets qui se situeraient loin de lui, comme par ricochet. Ceci explique l’atypie du cinéma de cet auteur touche-à-tout, considérant son travail comme une sorte de laboratoire et chaque film comme une expérimentation aux précipités improbables, certes parfois manqués mais souvent passionnants, ceci jusque dans ses oeuvres propres à satisfaire la logique économique des studios. Si Presence revêtait les habits du cinéma de fantôme pour aboutir à un anti-film d’épouvante et à l’étude embedded, presque scrutatrice, d’une famille américaine aisée et de ses profondes failles dissimulées sous le vernis des apparences, The Insider est donc un film d’espionnage qui se fiche du genre, ou plutôt qui l’instrumentalise pour conduire le film sur des routes moins fréquentées.

Membres du Bureau (M. Fassbender, T. Burke, P. Brosnan) (©Universal Pictures)
En effet, comme simple occurrence de cinéma d’espionnage ultra-classique et quelque peu téléphonée, le film de Soderbergh ne convainc que moyennement avec son récit d’agent double, de sempiternelle taupe au sein des services anglais, de félonie au service d’un ennemi dangereux et destructeur, histoire à laquelle le scénario adjoint de façon un peu factice une dimension contemporaine en faisant du conflit ukrainien la facette principale de cet arc narratif. Si tout cela ne satisfait pas, c’est certainement parce qu’il n’intéresse pas plus que cela Soderbergh et son excellent scénariste David Koepp eux-mêmes, simple paravent cachant dans son angle mort le vrai visage du film, étude du couple aux allures bergmaniennes (toutes proportions gardées) teintée d’un surprenant humour noir déstabilisant totalement les apparences du film de genre couru d’avance.
George Woodhouse (Michael Fassbender, dans la froide foulée de son rôle dans The Killer de David Fincher [2023]) travaille pour les Services secrets anglais. Par l’un de ses indics, il reçoit la liste de cinq de ses collègues dont l’un d’entre eux est susceptible d’être un agent double traitant avec les Russes et de trahir la Nation britannique. Parmi eux, sa propre compagne, Kathryn St. Jean (Cate Blanchett). D’un sang-froid serpentin, ayant su dénoncer sans ciller son propre père quelques années auparavant, George devra la mettre sur le gril de même que les quatre autres suspects sans cependant que personne ne s’en aperçoive. Il y a dans le synopsis quelque chose de l’ordre du Cluedo rigolo que la première scène de repas vient accréditer (de même que le final, qui évoque les classiques résolutions des enquêtes d’Hercule Poirot dans les romans d’Agatha Christie), avant que la même scène ne vienne progressivement dévoiler le programme sous-jacent du film, et poser cette problématique finalement assez terrible : la notion même de couple, mise en équilibre précaire par le métier même des protagonistes carburant à la paranoïa, est-elle possible dans le récit d’espionnage ?

Couple en danger (C. Blanchett, M. Fassbender) (©Universal Pictures)
Maginifiquement construite, glissant de la jovialité à la profonde cruauté provoquée par quelque drogue subrepticement glissée dans un plat en sauce et exercée par les personnages envers leurs amantes et amants respectifs, cette séquence s’isole du genre auquel appartient The Insider pour mieux appuyer sur la plaie du délitement amoureux, la relation se trouvant caractérisée par le tombereau de ressentiments et de violence contenue que se balancent au visage chacun des convives. Programmatique, elle annonce une enquête qui a tout du macguffin hitchcockien mais qui n’a finalement comme but que de filmer une forme étrange d’hostilité pesant sur l’amour ou l’amitié, nécessairement trompeurs. De ce point de vue, le choix d’allier cette réflexion presque intimiste au récit d’espionnage s’avère une idée assez géniale, les deux s’entrelaçant avec cohérence pour aboutir à un regard sur le monde perçu comme une suite de signes à décrypter, dont les interprétations peuvent tout à la fois indiquer une chose et son contraire, créant ce paradoxe d’un tout-visible où toute vérité, réversible, peut être mise en doute. Soderbergh ne filme ici que cela : le doute. Celui qui met la sécurité nationale en danger du fait des diverses trahisons émaillant le film comme celui pourrissant les rapports humains, le premier se nourrissant abondamment du second, exemplairement lors d’une scène de filature par satellite particulièrement prenante. C’est en cela que The Insider, s’il est un film d’espionnage, n’en est néanmoins pas vraiment un : Soderbergh réalise ici une sorte d’exercice de style alliant la froideur d’une cruauté sèche qui a valeur de coups portés au sentiment expliquant le rapprochement à Bergman fait plus haut et une sorte de marivaudage ludique où chacun confirme ou infirme son amour et son couple par l’usage de masques et d’hypocrisie propres à déguiser son véritable moi, au sens freudien du terme.

Une froideur relationnelle mise en scène (M. Fassbender, C. Blanchett) (©Universal Pictures)
Film peut-être mineur dans la filmographie de Steven Soderbergh, équivalant à son échelle à ce que peut représenter Burn After Reading (2008) dans celle des frères Coen, The Insider reste cependant une œuvre habile et intelligente, dont le classicisme même, surface polissée sous laquelle couve le trouble, renforce sa crise interne et en fait paradoxalement l’un des longs métrages les plus étranges de la carrière d’un cinéaste qui ne manque décidément jamais de nous surprendre.
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