Dans un petit village bulgare, Rayna, sa mère et sa sœur survivent en fabriquant des figurines en argile, qu’elles vendent aux touristes. Une vie austère et routinière que la jeune fille agrémente à sa manière, en inventant des mensonges, qu’elle sert à tous ceux qui sont prêts à l’écouter. Jusqu’au jour où elle va trop loin et met à mal l’équilibre familial…
S’appuyant sur ce scénario très minimaliste, la réalisatrice Svetla Tsotsorkova tire un portrait peu flatteur d’une Bulgarie rurale pauvre et corrompue. La séquence d’ouverture, particulièrement éloquente, pose d’emblée les bases de ce film naturaliste. Face caméra, Rayna raconte son histoire, inventée de toute pièce – une terrible tragédie familiale – à des touristes aux visages hébétés, dévoilés à l’écran dans une succession de plans fixes.
Dès lors, le décor se dessine : un atelier de poterie en bordure de route, dans le propre village de la cinéaste. « La terre y est imprégnée d’argile, ce qui constitue une importante ressource économique pour les habitants. La poterie y est affaire de famille, chaque maison la pratique. », explique-t-elle. Dans ce foyer composé uniquement de femmes, seule la valeur travail a droit de cité, gage de survie. Elles vivent dans le temps présent, avancent tête baissée, sans jamais regarder vers l’avenir, comme si l’espoir d’un futur plus doux n’était pas permis. D’ailleurs, les mêmes scènes de labeur (la fabrication des poteries à l’atelier, les livraisons d’argile aux clients, l’extraction de l’argile dans l’arrière-cour de la maison…) se répètent tout au long du long-métrage, ne laissant place à aucun ailleurs. Il y a bien ce personnage masculin, Miro, le petit ami de Kamelia, la sœur aînée. Pourtant, ces scènes entre les deux amants, qui auraient pu incarner cette parenthèse dans le quotidien, sont d’une tristesse infinie. Il faut dire que ce ferrailleur rustre et vulgaire, souvent qualifié de « gros porc » par les personnages féminins, n’est pas le fiancé idéal. Klaxonnant agressivement dans sa grosse voiture devant chez Kamelia pour l’inviter à le rejoindre, il la conduit ensuite dans son atelier poisseux, afin de s’y livrer à une sexualité mécanique. Une relation dépourvue de tout sentiment, source de discorde dans le trio mère/filles. Dans Sister, les hommes n’ont pas le beau rôle et, si Miro est quelque peu réhabilité lors du dénouement, l’autre unique personnage masculin du film est un ancien chef de police qui se livre au chantage sexuel.
Ici, les femmes n’ont pas besoin des hommes. La vérité sur l’identité du père reste longtemps mystérieuse. Quant à la mère et ses deux filles, elles ont autant de force de caractère que de force physique. C’est dans cet arrière-plan social âpre que prend place cette chronique familiale, très axée sur le personnage de Rayna, qui occupe vraiment l’espace. Froide, dure, frondeuse et provocatrice, elle nourrit secrètement l’espoir d’une autre vie, en même temps qu’elle semble être la seule en capacité de prendre de la hauteur et de percevoir à quel point cette existence est vaine. Un état d’esprit qui la conduit à une certaine forme de liberté, elle qui s’exempte des politesses de convenance et ne se soucie guère des conséquences de ses actes. En témoignent ces différentes scènes, parmi les plus marquantes, dans lesquelles elle traite l’ancien chef de la police d’idiot, gratifie Miro d’un doigt d’honneur ou le menace avec une barre de fer. Mais lorsque le mensonge de trop (elle fait croire qu’elle a une liaison avec l’amant de sa sœur) sème le chaos au sein du foyer, le film prend un nouveau virage. La répétition des scènes du quotidien, les relations humaines désincarnées et l’utilisation systématique et très maîtrisée des mêmes cadrages dans la première partie, laissent place à un univers un peu plus humain et moins hostile, dans lequel le dialogue se recrée timidement dans cette famille de taiseux. Confrontée à de nouvelles responsabilités, Rayna grandit, évolue et finit par percer le secret pesant qui gangrenait jusqu’ici les relations entre mère et filles.
Sister est un film désespéré, dans lequel l’humanité semble s’être perdue, éteinte. Pas un sourire, pas un geste tendre, ni un mot réconfortant, les êtres humains sont comme aspirés par le milieu dans lequel ils vivent, seuls parmi les autres. Froid, austère, jusque dans son univers visuel (tout est marron/orange, à l’image de cette argile, source de revenus), le long-métrage de la cinéaste bulgare aurait pu manquer de relief, s’arrêtant à une vision fade et misérabiliste du territoire exploré. Mais il se dégage étonnamment de ces personnages quelque chose de lumineux et de touchant, malgré un jeu pourtant peu démonstratif et très intériorisé. La jeune actrice non-professionnelle Monika Naydenova fascine littéralement. Avec son physique atypique, son regard perçant et son visage virginal, elle incarne l’innocence et la fraîcheur de l’enfance, dans un monde où rien de tout cela n’a de place.
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