Dans un petit village de Macédoine, coupé du reste du monde, désertique, sans eau ni électricité, Hatidze vit en harmonie totale avec la nature et communie avec ses abeilles. Via le portrait fascinant de cette « femme aux abeilles » Honeyland nous convie à des années lumière de nos sociétés modernes, dans un lieu hors du temps où on laisse la nature évoluer à son rythme sans la court-circuiter. Car Hatidze pratique l’apiculture de manière traditionnelle, en récoltant uniquement le miel dont elle a besoin et en laissant le reste aux abeilles, leur permettant ainsi de se nourrir en hiver. Une pratique en opposition totale avec nos logiques actuelles de surproduction et de surconsommation. Pourtant, le film n’a pas vocation à être un objet militant, à l’image de ces nombreux documentaires alarmistes qui dénoncent l’influence néfaste de l’homme sur la nature. Au contraire, ce documentaire de création à dimension ethnologique – Grand Prix du Jury catégorie documentaire étranger au Sundance Film Festival 2019 – livre un récit universel et poétique, photographie d’un moment suspendu.
Ici, la caméra prend le temps d’observer, de se figer pour capter l’immensité des paysages, la gestuelle précise de la protagoniste, ou encore de simples instants de vie. Seul l’enchaînement des saisons rappelle le temps qui passe. En adoptant une narration très visuelle, les deux réalisateurs macédoniens Tamara Kotevska et Ljubomir Stefanov placent le spectateur au plus près d’Hatidze et de la nature. Partis à l’origine pour réaliser une vidéo environnementale de commande, ces derniers découvrent des nids d’abeilles dans les rochers, qui les conduisent finalement à cette femme, garante d’un savoir ancestral. L’idée du film était née, donnant lieu à un tournage particulièrement difficile de trois ans sur place et plus de 400 heures de rushes. Si le scénario s’est affiné au fil des événements du quotidien, laissant place à de nouveaux espaces et personnages, le montage a quant à lui été réalisé pendant le tournage. Une méthode qui a permis des ajustements permanents, notamment par le filmage de séquences complémentaires. En résulte une impression de fluidité absolue qui fait la force de ce film dans lequel chaque scène semble couler de source. L’immersion est totale, la caméra se fait rapidement oublier au profit de ces images qui parlent aux sens plus qu’à l’esprit, magnifiées par une photographie qui met totalement en valeur la luminosité si particulière des espaces et une bande son qui restitue l’ambiance du lieu.
La question de la communication au sens large, est au cœur du film, à tous les niveaux. D’abord à travers la relation entre Hatidze et ses abeilles. Bien qu’il n’y ait ni voix off, ni interviews, ni même une quelconque tentative de mettre des mots sur sa pratique, Honeyland parvient brillamment à restituer cette communication particulière entre la bergère et son cheptel d’abeilles. Quelque part entre le chamanisme et la « communication intuitive », elle semble avoir trouvé une forme de langage bien à elle, basée sur l’écoute et l’observation. Aucun rapport de force entre l’homme et l’animal, il ne s’agit pas là de domestication. Jamais le cycle naturel n’est mis à mal pour exploiter les ressources. C’est lorsque le voisin, mû par des impératifs de production, perturbe ce fragile équilibre, que le conflit advient. L’arrivée dans le village de cette famille de nomades turque fait émerger la question du vivre ensemble et entraîne le récit vers d’autres horizons et de nouveaux codes visuels. Les paysages filmés en grand angle, les travellings aériens et les gros plans sur les visages laissent place aux scènes d’agitation familiale filmées caméra à l’épaule. Si les images suffisent à raconter cette histoire, la barrière de la langue a néanmoins posé une contrainte importante aux réalisateurs. En effet, Hatidze parle un ancien dialecte ottoman, rendant la transcription des dialogues avec sa mère et les voisins difficile. Il a fallu parfois imaginer ce qu’ils se disaient, de la même manière que l’on nous laisse imaginer la teneur de ces chants aux abeilles que l’on entend à plusieurs reprises.
Du portrait de cette femme qui a renoncé au confort de la vie moderne, pour vivre dans une austère cabane aux chevets de sa mère malade, se dégage un message puissant et universel, qui engage la réflexion sur nos modes de vie et notre rapport à l’environnement. Jusqu’où peut-on aller ? C’est la question posée également dans le film La Nuée, un film français d’un tout autre registre, qui sortira prochainement au cinéma et place son intrigue au cœur d’un élevage de sauterelles…
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