Pensé, écrit et tourné avant le printemps arabe et la chute de Mubarak, terminé et monté ensuite à partir de 250 heures de rushes, le premier long métrage de Tamer El Saïd semble embrasser Le Caire pour donner à voir et ressentir toute son immensité. Fruit de collaborations puissantes, porté par un riche travail documentaire, Les derniers jours d’une ville inscrit la fiction dans la marche du monde.

La valeur du plan détermine le regard, celui du cinéaste qui montre et celui du spectateur qui reçoit. La faculté de se fondre dans le brouhaha de la ville, de s’en extraire pour recueillir un témoignage, d’y revenir en ouvrant les fenêtres d’un appartement, crée un mouvement fracturé et discontinu avec lequel les personnages doivent conjuguer. En choisissant de placer un cinéaste au cœur de son récit, Tamer El Saïd multiplie les pistes de perception dans une narration fonctionnant par couches mélodiques, comme le serait un morceau de musique.

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Khalid réalise un documentaire cherchant à saisir l’âme du Caire. Sans plan précis, il effectue également un travail de mémoire sur la figure de son père décédé, poète et parolier de chansons. Confronté au départ prochain de son ex-compagne, veillant sa mère hospitalisée et courant les rues à la recherche d’un nouvel appartement, il oscille entre quête personnelle et observation d’une ville sur le point de basculer. Aux informations radiophoniques se mêlent louanges du président Mubarak, soutien à l’équipe de football avant un match décisif contre l’Algérie, état du monde arabe. Confrontant ses perceptions à celles de trois amis cinéastes, un Libanais présentant Beyrouth comme une vieille femme liftée et deux Iraquiens dont l’un s’est exilé à Berlin et l’autre ne peut quitter Bagdad, Khalid semble naviguer à vue.

Les derniers jours d’une ville ne fonctionne pas tant comme une mise en abyme que comme le portrait presque cubiste d’une ville foisonnante. Personnage de fiction confronté aux mouvements d’une cité dont il s’extrait régulièrement, Khalid se retrouve parfois dans le rôle d’observateur impuissant. Ainsi, lorsqu’il assiste à l’arrestation d’un manifestant ou lorsqu’il filme un homme maltraitant une femme se pose à nouveau la question du regard et celle de la place du cinéaste.

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Le plus souvent Le Caire prend le dessus, la mise en scène multipliant les plans larges, les inserts, les scènes de rues afin d’en restituer toute la richesse. L’image cuivrée souvent contrastée met en valeur l’architecture, les volumes urbains, toutes configurations donnant à la ville son âme. Le travail sonore, alternance de prises directes, de dialogues off et de plages silencieuses ponctuées par la musique d’Amélie Legrand et Victor Moïse souligne et accompagne le mouvement perpétuel de la capitale égyptienne.

Alors que certaines fictions viennent soustraire leurs personnages de leur environnement, la démarche de Tamer El Saïd inscrit le cheminement de son héros dans un contexte nourri par le travail documentaire. Les relations que Khalid entretient avec son entourage, son ex-compagne, sa mère malade, ses amis acteurs et cinéastes, la mémoire d’un père et d’une sœur disparus entrent en résonance avec une histoire immédiate qui n’apparaît pas seulement comme une toile de fond. Les premières manifestations de la place Tahrir, les arrestations des Frères Musulmans, la propagande gouvernementale participent aux errances d’un cinéaste qui revendique son attachement à sa ville tout en prenant peut-être la voie du départ.

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Tamer El Saïd et Rasha Salti donnent à leur scénario une structure ouverte permettant à l’équipe de s’adapter aux aléas d’un tournage qui s’étale sur deux ans. La structure de production créée permet elle aussi de répondre aux accidents de parcours quand il faut interrompre les prises de vue pour chercher de nouveaux financements, repartir, changer de lieu. Jouant pour beaucoup leurs propres rôles, les comédiens se livrent à un intense travail d’improvisation afin de rendre les dialogues fluides. Dans le rôle titre, Khalid Abdalla donne vie à un personnage tout en nuances, souvent hésitant, parfois sûr de lui, toujours déterminé à avancer. Ce travail commun de femmes et d’hommes de tous pays et de tous horizons donne naissance à un projet dont le résultat brille par sa maîtrise et son intelligence.

« Comment faire pour qu’un film soit aussi intense, complexe et étonnant que la vie, avec ses superpositions d’histoires et ses différents niveaux ? » se demande Tamer El Saïd lorsqu’il se lance dans une aventure qui va s’étaler sur neuf ans. Sa réponse s’exprime puissamment dans un premier long métrage urbain dont les dimensions humaines et politiques nourrissent une fiction dense et profonde. À la question de savoir où, dans le Bagdad en guerre, se trouve la poésie, un vieux calligraphe répond : « la poésie est partout, en attente d’être écrite ». Les dernières images du film, bouleversantes mais apaisées confirment la parole du Sage.

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