affiche du film La dernière nuit de Lise Broholm de Tea Lindeburg : une jeune femme aux longs cheveux blonds, de dos face à un miroir au-dessus d'un lavabo. Sur le mur à côté, une croix chrétienne.

C’est dans une petite ferme de la campagne danoise luthérienne, à la fin du XIXe siècle, que Tea Lindeburg situe sa tragédie : Lise, à l’aube de l’âge adulte, assiste à la mort de sa mère en couches. A la manière d’un conte initiatique, La dernière nuit de Lise Broholm compose une itinérance empreinte de doutes, d’espérances et de craintes, mais aussi de joie et d’ingénuité.

L’intrigue que nous raconte Tea Lindeburg s’incarne dans des images belles et saisissantes, où le grain confère une qualité picturale au film, et où chaque plan se découpe comme un tableau unique et pénétrant. Le travail sur la lumière, en particulier sur celle du soleil, mais aussi des lanternes, donne à voir des peintures vivantes et sensibles. Le vent, le chant des oiseaux, les stridulations des grillons, et les jeux d’ombres et de reflets de la nature insufflent une poésie au décor, qui offre à La dernière nuit de Lise Broholm la possibilité d’une promenade dans la campagne danoise de l’époque. Les enfants s’extasient devant cette nature dont chaque recoin recèle une infinité de surprises : c’est une véritable danse qu’ils entreprennent avec les arbres, les terrains pentus, les rocs et les cours d’eau, tout cela dans une harmonie et une joie qui ne laissent aucunement présager l’horreur qui va suivre. Tea Lindeburg s’évertue à filmer l’enfance dans toute la surprise qu’elle revêt, dans sa candeur et son innocence : les moments de jeux avec les enfants, entre éclats de rire et cris d’effroi, au-delà de peindre un décor tout en authenticité, distillent une spontanéité attendrissante pour mieux contraster avec la cruauté de leur sort. L’image appelle à se saisir des instants auxquels elle rend véritablement hommage : le soleil chatoie ses rayons porteurs d’espoir, sans jamais céder à l’assombrissement tragique qui se profile.

Dans la campagne, des enfants descendent un sentier à la queue leu leu

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La nature, filmée comme un personnage à part entière, immerge le spectateur dans une expérience sensorielle dès le début du film : par les sons des animaux, la caresse des épis de blé et l’immensité envoûtante du ciel. Lise, chantonnant dans sa promenade au milieu des champs, s’arrête pour souffler sur un pissenlit dont les brins s’envolent poétiquement dans le bleu étincelant. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser à ce plan du Miroir de Tarkovski, lorsque, de dos, appuyée contre une clôture en bois, elle contemple le paysage majestueusement dressé devant elle. Dans ce tableau lumineux et paisible, un nuage s’assombrit brusquement et enveloppe la jeune fille d’une terreur, qui transforme soudain le paysage en un cauchemar surréaliste : une tempête se met à gronder, le ciel devient écarlate, et les nuages pleuvent des gouttes de sang qui frappent le visage de la protagoniste comme des lames. D’emblée, le décor naturel se pose comme une menace et porte en lui une visée annonciatrice du drame à venir : Tea Lindeburg explique d’ailleurs avoir voulu peindre « Le petit humain face à la grandeur de l’univers, au destin, à Dieu ».

une jeune femme (la protagoniste du film) toute petite au milieu d'un champ, faisant face à un ciel écarlate (image surréaliste)

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En transformant le roman Night of Death de Marie Bregendahl en un conte d’apprentissage, la cinéaste amène sa protagoniste à se construire en regard des dogmes luthériens, avant de trouver sa propre conception de l’existence. Jouant sans cesse d’une dualité subtile entre candeur et horreur, Tea Lindeburg montre que, derrière les éclats de rire des enfants, se dissimule une réalité bien plus sombre. Lise ne cherche d’ailleurs pas à tout prix à conjurer cette noirceur, mais au contraire, sa curiosité la pousse à observer ce que les adultes s’efforcent de lui cacher. Car grandir, c’est peut-être se confronter à ces ténèbres secrètes, en dépassant le cadre de gaieté insouciante de l’enfance. La dernière nuit de Lise Broholm souligne ce contraste à maintes reprises, notamment en opposant les danses joviales entre cousins, et la souffrance atroce qu’éprouve la mère de Lise lors de son accouchement. La frontière entre ces deux mondes ne consiste pourtant qu’en une porte, que Lise déjoue dans son symbole, en épiant à travers celle-ci sa mère tordue de douleur.

Toute la pureté de sa jeunesse transparaît dans la façon dont Lise observe le réel : dès le début du film, elle se dévêt devant le miroir en souriant, ingénue, déambule à travers la maison en s’attardant sur chaque objet, les manipule, les repose, jette son regard à droite à gauche. Et c’est cette curiosité même qui la pousse à découvrir l’horreur : lorsqu’elle s’amuse à crier de toutes ses forces et provoquer le vacarme dans la chaumière avec un jeune garçon de la ferme, elle se retrouve figée de stupeur alors que celui-ci refuse de lui rendre sa broche, appartenant à sa mère, si elle n’ôte pas sa robe. De la même manière, la ronde joviale avec ses cousins, entre éclats de rires et cris de joie, se rompt brutalement avec la prolongation de ces cris, qui se confondent avec les hurlements de douleur de la mère de Lise. Les sourires candides se heurtent, eux aussi, à la vision d’horreur de la mère, couverte de sang, hurlant à quatre pattes sur le sol. Entre candeur et horreur, la frontière apparaît extrêmement ténue, comme si ces deux tableaux étaient interdépendants, composant un diptyque essentiel à la transmission de ce conte d’apprentissage.

la jeune protagoniste épie à travers la fenêtre depuis sa chambre

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Le parcours initiatique de Lise, dans La dernière nuit de Lise Broholm, se forge également grâce au motif de la broche, héritée de sa mère, qui constitue le symbole de son attachement, et dont la  potentielle séparation suscite un effroi exacerbé chez la jeune femme. Sa rencontre avec les figures masculines participe aussi à lui faire quitter le monde de l’enfance, comme lorsque l’une d’entre elles lui signale de mieux se vêtir, car « On dirait une enfant ». Immédiatement, Lise intègre le regard masculin comme une condition de son existence en tant que femme : à ce moment précis, la question de la liberté se soulève comme un dilemme à ses yeux —rester dans l’insouciance de la jeunesse, mais avec des droits restreints, ou acquérir l’émancipation de l’adulte, mais avec toute sa corruption et ses vices en filigrane. C’est finalement le récit que donne à voir La dernière nuit de Lise Broholm, à la manière du Bildungsroman, en montrant la jeunesse en proie à des doutes existentiels. La nature se fait le terreau du passage du temps et de ce qu’il provoque, irrémédiablement : à l’image de ces chrysalides éparses dans la maison de Lise, et à tous ces papillons éclos effleurant les rideaux de dentelle —au fond, Tea Lindeburg filme la liberté contrainte par les dogmes luthériens, et montre comment ceux-ci peuvent être dépassés. Ainsi, les conversations entre les jeunes enfants et Lise sur le sort de leur mère mourante appellent à une véritable réflexion sur la parentalité : en quoi est-elle une figure liberticide ? Et comment, a contrario, est-elle essentielle à l’existence de l’enfant ? Au-delà de toute l’ingénue gaieté qui s’exprime dans les jeux des enfants et la lumière du soleil dont les rayons caressent les visages, un pan philosophique s’ouvre et apporte au film de Tea Lindeburg une profondeur et une intensité particulières.

La jeune protagoniste et ses jeunes frères et soeurs, l'air soucieux, autour d'une table dans une pièce sombre, à côté d'une fenêtre laissant passer des rayons de lumière, qui illuminent leurs visages

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Si La dernière nuit de Lise Broholm, conte d’apprentissage à l’esthétique naturaliste, joue de la dualité entre insouciance et vigilance, son travail sur l’image recèle une interrogation incessante sur la différence entre le rêve et la réalité. On pense notamment à la dimension voyeuriste, toutes ces fois où Lise épie sa mère à travers la porte ou la fenêtre : donnant lieu à de ténues mises en abyme, les scènes se présentent à elles comme de petits courts métrages. Déjà dans sa forme, le film de Tea Lindeburg esquisse les contours du fantastique, dans ces quelques séquences qui rompent soudainement avec la réel : le ciel rouge, la pluie sanguinolente, ou encore les cris d’excitation des enfants qui se transforment en un hurlement de douleur. La figure du spectre prend également une place importante : d’abord, lorsque Lise découvre ce qu’elle croit être le cadavre d’un jeune garçon de la ferme ; et les derniers instants de sa mère, qui s’accompagnent d’images de plus en plus troublantes pour la jeune protagoniste. Lorsqu’elle doit aller chercher des draps dans le grenier avec sa cousine, elle se retrouve en proie à une inquiétante hallucination, sans doute provoquée par leur discussion autour de l’existence des fantômes. Lise dit ne pas y croire, —« Les fantômes, ça n’existe pas », proteste-t-elle auprès de sa cousine— mais, malgré toute la rationalité dont elle souhaite faire preuve, la vision de sa mère, immolée par le feu, qui surgit devant elle, lui arrache des sanglots de terreur et d’angoisse. Dans le film de Tea Lindeburg, le spectre n’est pas tant un moteur de l’action dramatique, comme il se figure dans le Hamlet de Shakespeare, mais plutôt un point de la toile tragique, qui rappelle, comme une prolepse, le rôle qui incombe à Lise : vivre indépendamment de sa mère. Dans La dernière nuit de Lise Broholm, le rapport dialectique entre le rêve et la réalité interroge la vérité à l’œuvre dans l’image, et comment le regard la façonne dans son interprétation. Dès la seconde séquence, Lise avoue d’ailleurs avoir rêvé que le futur enfant de sa mère serait un garçon et se confie auprès de sa tante, qui lui répond qu’il ne faut « pas prendre les rêves à la légère ». Entre le songe et le réel, la distinction ne se fait pas aisément, comme pour suggérer le pouvoir poétique et visionnaire de l’image.

La jeune protagoniste est allongée, les bras écartés, au milieu d'un champ d'épis de blé

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Tea Lindeburg insuffle dans le déroulement de son intrigue, et au travers des conversations entre les enfants, une réflexion sur la foi, et sur le ressenti de la présence de Dieu. Le film s’apparente à une véritable tragédie sous l’influence de Bergman, en abordant les thématiques de l’enfance, la peur de la mort et la présence —ou non présence— de Dieu. La maison de Lise, élément de décor principal avec la nature, se présente comme un théâtre où les portes donnent accès aux scènes qui composent la tragédie à l’œuvre, et où les enfants agissent comme le choeur de celle-ci, qui s’épand dans la lamentation et attise le feu tragique par leurs rires et leurs chants. Suivant la règle des trois unités, l’action se déroule sur vingt-quatre heures, où le temps paraît disjoint —notamment métaphorisé par cette scène où Lise dépiaute nerveusement une pelote de laine— par l’apparition même de la représentation spectrale : « The time is out of joint » (Hamlet). La tragédie à l’œuvre dans le film interroge la notion de foi, en tant que décision existentielle, et s’inscrit dans la pensée de Kierkegaard, qui oppose doute et croyance comme un dialogue constant permettant « l’instant de décision [qui] est une folie ». En effet, la mort de la mère de Lise donne lieu au soupçon, car, si Dieu existe, « Pourquoi fait-il autant souffrir maman ? ». La foi se figure ici comme un dogme, qui, dans la logique d’émancipation de la protagoniste, doit être dépassée au même titre que l’ingénuité de la jeunesse : Lise avoue franchement en avoir « marre » de Dieu. La dernière nuit de Lise Broholm, conte d’apprentissage philosophique, compose des plans si beaux et si évocateurs de l’intensité du doute et de la foi, qu’ils rappellent avec nostalgie les films de Bergman, de La source, – pour son caractère impressionnant et violent de torpeur – à Fanny et Alexandre – pour ses scènes d’innocence où les enfants jouent, rient et se blottissent dans leur lit avant de fermer les yeux et de se laisser enivrer de sommeil.

La jeune protagoniste face à un homme vêtu de noir qui la regarde avec sévérité et jugement

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Tea Lindeburg, pour son premier long métrage, signe une peinture tragique profondément sensible et incarnée d’un personnage confronté à la perte de sa mère : à l’instar de la pensée de Bergman dans Images, la fin du film semble concéder à ce que« Tout semble ancien et familier et pourtant tout est neuf et surprenant. Cet étrange désir surgissant d’une soudaine solitude ». C’est sans doute là tout le propos de la réalisatrice, qui nous laisse en souvenir un tableau émouvant et puissant de vérité.

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A propos de Eléonore VIGIER

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