Terrence Malick devenu prolifique, il est permis de penser que le cinéma constitue désormais pour lui, un mode de survie. Malgré sa grande fluidité, Tree Of Life amorçait cette transition, à la fois empli du désir de raconter, et de jeter au vent images et pensées. Plus que jamais, après A La merveille, dans Knight of Cups Malick adopte définitivement une forme fragmentaire et abstraite. Il laisse désormais s’envoler les pages d’un journal intime qu’on rattraperait dans le désordre, plein de mots enchevêtrés, de questionnements, de peurs.
Knight of Cups suit pourtant une ligne claire, celle de Rick, perdu sur cette terre, et au-delà, ses réflexions, ses mouvements de fuites, de recul, comme une écriture automatique qui suivrait son cheminement mental. Si le procédé de la voix intérieure n’est pas une nouveauté chez Malick, en revanche, elle devient ici le symptôme du désespoir. Oeuvre de crise épousant les marasmes de son héros, Knight of Cups s’expose alors aux écueils du raisonnement dépressif : l’homme en dérive, tourne en rond, se pose de questions, interpelle sa vie, son absence de bonheur et ne cesse d’y retourner, d’y répéter les mêmes réflexions pour y obtenir les mêmes non-réponses : qu’ai-je perdu et que je devrais retrouver ? Ou est l’absolu ? Ou est le monde ? Ou encore « commençons » qui clôt le film comme une maigre consolation la fin ramenant au début, en mode circulaire. Certes, à force de faire dériver Rick dans une méthode Coué stérile, Malick prend le risque de l’éparpillement et de l’absence d’issue – de se répéter dans la répétition même. Mais ce ressassement participe à la profonde mélancolie de l’ensemble. La structure poétique toujours plus disruptive sert une pensée volubile étouffante, courant qui ne cesse de couler sans se construire. C’est de la part de Malick une entreprise courageuse et risquée que de surexposer cette fêlure tel un disque rayé qui jouerait toujours la même note. Malick était au cinéma ce que le poème symphonique était à la musique ; Knight of Cups, opère un changement dans la musicalité, plus proche des minimalistes, tel un Steve Reich de l’image et du mot. Knight of cups est le City Life de Terrence Malick.
Le montage plus heurté que jamais enchaine les plans courts jusqu’à l’essoufflement. Fini le temps de l’ampleur et de l’étirement des minutes. Pour la bande son, il interrompt l’élan lyrique, privilégiant parfois des extraits brefs, utilisant les premières notes des mélodies en les faisant se succéder sans fondu sonore, comme si elles ne faisaient qu’une, comme si Debussy et Arvo Pärt pouvait fusionner en une seule ligne harmonique. Ce travail de correspondances visuelles et sonores est à la fois perturbant et grisant, fluide ou brutal. Un son, une image, un mot en appelle d’autres, là où l’inspiration guidera, comme une primauté de l’instant, de l’instinct, sur la réflexion
Knight of Cups invite cependant à suivre une ligne directrice, parabolique et ésotérique, celle du conte gnostique de l’hymne à la perle dans lequel un prince est envoyé en Egypte par son père souverain du royaume d’Orient pour trouver une perle. Buvant une coupe qu’il rend amnésique, le prince oublie son identité, sa quête … et s’endort. Malick file cette métaphore à travers le parcours de Rick, l’homme qui ne sait plus qui il est tentant de raviver les traces d’une mémoire potentiellement originelle. Il s’accroche à des bribes qui reviennent : des éclairs, des secondes dans un royaume d’oubli. Le sentiment de « naissance » porteuse d’une existence pleine d’espoir, et puis du néant. Que faire avec son néant intérieur ?
Pour élaborer l’évolution de ce promeneur égaré qui appartient au monde sans s’y retrouver, il s’inspire en effet du gnosticisme, cette religion venue du bassin méditerranéen et du Moyen Orient qui connut son apogée au cours du IIe siècle qui soutient la divinité de l’âme humaine condamnée par un dieu mauvais à l’enfermement dans un monde matériel. Les gnostiques chrétiens s’appuyant essentiellement sur l’Evangile apocryphe de Thomas, furent qualifiés d’hérétiques et persécutés par les Pères de l’Eglise, l’inconvénient étant que les sources ayant été pour la plupart détruites, les témoignages subsistants sont rapportés par leurs détracteurs. Rick pourrait reprendre à son compte l’affirmation gnostique : « Je suis au monde, mais je ne suis pas de ce monde ». L’idée de cet homme prisonnier de son corps, du temps et du monde envahit Knight Of Cups. Seule la « gnose » la connaissance peut libérer l’homme, une connaissance ésotérique, de signes à décrypter. Toujours très flou concernant sa véritable position spirituelle, Malick ouvre sa réflexion à toutes les voies du sacré ; on retrouve d’ailleurs les théories gnostiques dans le judaïsme (la kabbale) et dans le bouddhisme et L’islam. Il élargit l’éventail de son questionnement en étendant son champ de connaissance, le gnosticisme constituant un nouveau prisme pour étudier le monde et sonder son propre doute.
Plus encore, Knight of Cups puise dans les théories de Jacob Boehme (1575-1624) qu’on surnomma « prince de la théosophie chrétienne », l’un des fondateurs de l’ésotérisme chrétien ; gnostique traversé par les illuminations mystiques, il était convaincu que l’homme était condamné à traverser l’enfer avant de connaître le salut. On se demande même si lors de l’unique séquence mettant en scène le discours d’un homme d’église, Malick ne lui emprunte pas son discours. Nourri d’alchimie, Jacob Boehme était également guidé par une spiritualité de la contemplation qui renvoie de manière frappante à l’univers du cinéaste :
Boehme n’a pas lu seulement dans les livres, mais encore dans la nature. Tout ce qu’elle offre à nos yeux lui est un enseignement ; car la matière, pense-t-il, n’est pas un être à part, étranger à l’esprit : elle est l’esprit lui-même, révélé et visible. Les étoiles, le soleil, les éléments de la terre, la vie surtout, dans son origine et dans ses phases, l’arbre avec sa croissance, l’animal avec son désir et son instinct désintéressé, l’homme avec sa vie intérieure, sa lutte contre le mal, ses défaites et ses triomphes : Boehme contemple avec recueillement toutes ces choses ; et, dans sa communication immédiate et religieuse avec la nature, il attend que celle-ci lui infuse son esprit et lui révèle les mystères de l’être. (1)
La teneur initiatique de Knight of Cups tient à une carte de tarot « Le cavalier des coupes » qui donne son titre au film. Malick compose donc son personnage comme cette lame. Dans le tarot, le cavalier est un homme de 20 à 35 ans, frappant à la fois par son énergie, son immaturité et son inconstance. Sujet à l’excès, son émotion l’expose à utiliser son énergie de manière utile ou négative. Incapable de s’engager, plongé dans le marasme et le découragement, cette carte annonçant toujours l’arrivée d’autre chose, d’un bonheur inattendu. Rick est en quelque sorte cette carte, dans l’attente du changement, d’un signe perpétuel qui lui ferait modifier sa vie. Comme cette lame, il est celui qui aime les histoires d’amour avant d’aimer tout court, et capable de tomber régulièrement amoureux. Il est également cette lame qui renversée prend un tour plus négatif : l’infidèle, l’indécis qui mène sa vie au chaos. Quel meilleur écho au cinéma de Malick que l’importance des quatre éléments dans le Tarot ? Par la présence de la coupe, le cavalier est une figure « d’eau », l’eau étant sensée relier l’homme au divin. A partir de la substance même de cette carte, Malick plonge Knight of Cups dans une liquidité ensorcelante. Le film EST son héros. Rick est le « Knight of Cups », le cavalier et le film qui le met en scène, constituant sa structure non-solide.
Tel un jeu, sa rencontre avec d’autres cartes-personnages conditionne sa vie. Malick découpe alors son film en chapitres portant chacun un nom de lame comme autant de rencontres avec des sauveuses potentielles. Il y aura donc la femme mature et sérieuse, généreuse et droite (Le jugement), la futile, l’imaginative et instinctive (La lune) ou encore celle qui présage du tournant, du changement, de la mort symbolique (La mort). Cate Blanchett, Freda Pinto, Natalie Portman, Isabel Lucas, Teresa Palmer ne font que passer, gravitant autour de la planète-Rick comme d’éventuelles portes de sorties, des sauveuses potentielles, de simples étapes dans le parcours. Derrière ce concept jodorowskien, s’élève le procès assez tranchant de la masculinité et de la fâcheuse tendance à butiner d’une fleur à l’autre sans pouvoir s’engager. En en faisant des emblèmes, Terrence fige ses personnages féminins, leur refusant tout développement psychologique ou l’épanchement du cœur. Elles s’évanouissent avant même qu’il n’ait eu le temps de sonder leur profondeur, laissant le goût de l’éphémère et de l’incapacité de s’arrêter, de se poser.
Avec Knight of Cups c’est la première fois que Terrence Malick se confronte à ce point au monde moderne, au contemporain, et aux Etats-Unis d’aujourd’hui. Ce monde ne lui parle pas ; ne s’y retrouvant pas, il décide d’y perdre ses personnages, de les laisser se faire engloutir par ce monstre affamé, et tenter de s’en extirper. C’est aussi la première fois qu’un film de Malick ressemble à un cauchemar, cauchemar de la vie moderne, de ses architectures coupantes, des privilèges des classes favorisées bien réelles, mais qui glisse vers une sensation de flottement, de malaise, et d’irréalité très lynchéenne. Rick évolue, comme un somnambule vacillant dans un décor qui aurait perdu ses contours. Los Angeles, Las Vegas, Beverly Hills. Tel un reflet en négatif de son propre cinéma, de la Californie au Nevada, Malick nous conduit vers les murs les plus froids et les plus anguleux, sous le soleil et les palmiers dont il ne filme parfois que le sommet, comme pour nous faire oublier le bitume qu’ils entourent. On pourra reprocher à Malick de ne pas être de son temps, mais il s’en soucie probablement peu. Le marais social de luxe et d’apparence dans lequel baigne son Hollywood renvoie directement à l’allégorie balzacienne du Veau d’or.
Il pourrait reprendre à son compte les mots de l’écrivain dans Illusions perdues : « Telle est la religion de votre Charte, qui ne tient plus compte en politique, que de la propriété ». Paradoxalement, Malick ne peut s’empêcher de chercher du lyrisme pictural, là où il pose sa propre terreur, offrant un beau qui n’est pas agréable pour traduire cette prison du monde : ses autoroutes, ses boites de strip tease, son art conceptuel, son faux luxe jusqu’à la nausée, la palme revenant à cette monstrueuse fiesta dans une grande villa au bord d’une piscine où Malick filme de vraies stars, non pas à leur insu, mais sans doute loin de se douter qu’elles servent le regard eschatologique du cinéaste et participent à cet vue de l’abîme. Pour Malick, il ne s’agit pas juste d’un héros, mais d’une société occidentale qui s’est perdue, une humanité morte-vivante qui aurait perdu son essence originelle. En parallèle, Malick décrit tel un miroir en négatif, quelques âmes concernées par la misère des autres, consacrant leur vie aux soins apportés aux défavorisés, aux pauvres et autres mutilés de la vie.
La spiritualité, on la trouve où on peut : dans des jardins japonais où un simili gourou vous apprend la force du vide, de la privation et de la solitude, à abandonner les biens matériels pour ne plus être gêné ni par les jérémiades de sa femme, ni par le manque. La fuite et l’anesthésie du désir comme source de salut en quelque sorte. Il n’existe alors plus d’autre onde que l’eau chlorée des piscines ou que le mince filet qui s’écoule du robinet de la baignoire. Une nature définitivement domestiquée, là où l’homme a besoin de communion avec les éléments : l’homme ne cesse donc de vouloir malgré tout s’y plonger, au sens propre. D’aller regarder les aquariums, de s’immerger dans les liquides décontaminés, de mouiller ses pieds. Et dans ce substitut de beauté, Malick puise peut-être les plus beaux moments de son film, peuplé de corps avalés par le liquide, naïades du monde contemporain.
Comme souvent, Malick envoie ses personnages hors de l’urbain, toucher les pierres, atteindre et se jeter dans les vagues d’une vraie mer, se perdre dans un horizon infini, enfin… chercher des clés. Mais cette fois, Malick et ses personnages sont impuissants à y extraire l’inspiration. Le désert dans lequel Rick erre, retourne sans cesse, définit un espace de quête redondant qui ne redonne un souffle que par intermittence, leit motiv qui trahit l’amertume de l’échec.
Si Knight of Cups laisse son héros face aux vides, il ouvre en revanche au vertige de l’interprétation d’un fascinant jeu de pistes. Avec ses multiples grilles de lectures, entre le gnosticisme, le tarot, sa douleur intime et les sources d’inspiration spirituelles auxquelles il se rattache, on n’a pas fini d’y replonger pour tenter d’en comprendre les énigmes. La définition de la philosophie de Jacob Boehme par Émile Boutroux s’accorde de manière troublante au dernier film de Terrence Malick. Oui, Knight of Cups est ce « mélange confus de théologie abstruse, d’alchimie, de spéculations sur l’insaisissable et l’incompréhensible, de poésie fantastique et d’effusions mystiques (…) un chaos étincelant. ».
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(1) Émile Boutroux, Études d’histoire de la philosophie, Félix Alcan, 1908 [3e édition] p. 211/288
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