Franz et Fani vivent dans une petite bourgade autrichienne, où ils cultivent la terre et élèvent leurs enfants. Le jeune couple vit l’arrivée du nazisme comme un ébranlement politique et intime. Mobilisé une première fois au début de la guerre, Franz doute déjà du bien-fondé du régime hitlérien. À son retour à la maison, quand la guerre s’intensifie, Franz remet complètement en cause l’idéologie nazie, en contradiction avec sa foi et sa vision de l’humain. Refusant d’être de nouveau enrôlé, il est emprisonné. Commence alors le chemin de croix solitaire d’un martyre qui s’appuie sur un refus catégorique de toute compromission avec l’idéologie nazie.
Comme à l’accoutumée chez Malick, Une vie cachée inscrit le rôle de la foi au centre de la réflexion filmique, mais cette approche frontale, explicite, sans l’exaltation poétique qui pouvait précédemment voiler la chrétienté, est inédite. Pourtant le christianisme de Malick n’a rien de lumineux et semble s’inscrire au sein d’une vision universelle de plus en plus noire, comme s’il n’y avait plus de bonheur et de lutte possibles sur terre, comme si nul salut n’était possible hors d’un éventuel au-delà qui laisserait entrevoir les infinis verdoyants et prairies de bonheur sans fin. En effet, le film révèle une vision très sombre de l’humanité à travers l’incompréhension de ce qui pousse les hommes à embrasser le mal. En cela, dépassant l’événement historique, la vision de Malick embrasse notre époque. Et terrifie. Au terme de l’épreuve, Fani repousse à l’au-delà les réponses au problème insoluble du mal : « Nous saurons enfin la raison de tout cela ». Le discours final de Fani pose la question des agissements des hommes, qui communient, se réunissent et marchent vers la même Église, sans pour autant rompre avec leur solitude inexorable. Car chacun est seul avec son désespoir, que ce soit Franz, abandonné à son calvaire, ou Fani, abandonnée de tous les villageois. Tandis que l’époux n’a pour compagnons que sa Bible et un mince filet de lumière qui perce à travers la petite fenêtre de sa cellule, l’épouse doit faire face, seule avec sa sœur, aux travaux des champs et de l’étable. L’isolement des personnages est extrêmement prégnant, puisqu’ils sont coupés de toute communauté de vie et de destin et que même l’Église catholique leur tourne le dos. La torture infligée par les gardiens à Franz et l’âpreté des conditions de vie de Fani semblent indiquer que Dieu n’est d’aucun secours sur terre. Car la communion et l’alliance avec Dieu sont laissées en suspens, privant l’homme de tout espoir d’accomplissement terrestre.
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La grâce n’est pourtant pas absente du dolorisme malickien. Elle est évoquée symboliquement à travers des plans sur une nature baignée de lumière, sans que jamais sa bonté ne soit une marque d’immanence divine. Les éléments sont là dans leur splendeur comme encore capable de révéler à l’humain un sentiment de protection, de le pousser à comprendre que puisque cette contemplation « existe » et lui révèle son appartenance à l’univers, cette petite chose dans le grand tout. Il existe donc un quelconque espoir, celui d’une beauté qui à jamais les enveloppera. Sans qu’elle soit explicitement cosmique, cette vision qui tend vers le panthéisme et atteint les individus sans leur livrer le secret fait d’Une vie cachée le film probablement le plus tarkovskien du cinéaste.
Les personnages puisent leur force dans leur discours intérieur et dans leur union conjugale, l’amour terrestre étant un vecteur de l’amour divin, thème déjà abordé par Malick dans le très tourmenté À la merveille. Souvenons-nous aussi de cette passion indéfectible et vécue de loin par Peter Ibbetson, le héros de Georges Du Maurier, emprisonné à perpétuité et condamné à vivre son amour dans ses rêves. Une Vie Cachée est traversé par cette même harmonie tragique et romantique. Si Fani sait que Franz est tout à Dieu plutôt qu’à elle (« Toi qu’il aime plus que moi »), elle n’en est pas moins portée par une confiance indéfectible dans la justesse du choix de Franz. L’élévation mystique prend une forme transcendante, l’image incarnant dans la nature les signes de la puissance surnaturelle. Ce mysticisme est également thématisé dans l’iconographie religieuse à laquelle Malick accorde une certaine importance, notamment avec les plans sur les fresques religieuses des églises. Mais l’imagerie biblique sert le doute plus que la foi, car la parole de l’institution est en contradiction avec ses actes. Dans cet univers d’un pessimisme absolu, le montage alterné permet de renouer avec une forme de douceur et d’espoir. Car si les scènes où l’on voit Franz en prison sont insoutenables par leur côté répétitif et leur image terne, celles où l’on voit Fani entourée de ses filles, dans la douleur de l’attente et l’écrasement du travail, rappellent combien l’amour est sublime et sublime l’être. Ce sont les pleurs d’une petite fille à qui son père manque, l’annulaire de Fani entouré de son alliance en or, ou encore une photo de Franz, qui indiquent que notre vie est faite d’attachements qui en fondent la valeur. Les mains de Fani sont noires de terre, elle sème, laboure et ploie sous le fardeau de son existence, mais jamais ne renonce au lien qui l’unit à Franz. Dans cette union avec l’autre, la foi est intacte, même si comme dans La Ligne rouge, l’innocence est profanée par la guerre. Ici encore, Malick sait montrer la beauté préservée de la laideur avec un mysticisme naturel proche de celui de The Tree of Life.
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Le réalisateur s’est inspiré de l’histoire vraie de Franz Jägerstätter qui a accepté sa condamnation à mort pour désobéissance militaire plutôt que la compromission idéologique, fût-ce au prix de l’abandon de sa famille à l’ingratitude de ses conditions de vie. Tout ce que peut avoir d’incompréhensible la décision de Franz est majoré par la contrepartie dérisoire exigée par les autorités pour lui éviter la guillotine. Une signature sur un papier, soit la reconnaissance de la légitimité du régime hitlérien, vaudraient la vie sauve à cet objecteur de conscience. Mais le refus irrévocable de Franz crée une tension insoutenable, car le sens de son sacrifice est remis en cause par la douleur qu’il impose à sa famille. Le film est travaillé par la déchirure, tant dans ses motifs visuels que sonores, avec une bande son magnifique, qui joue de transitions parfois brutales entre les plans. Un son prosaïque voire sordide est suivi par celui, mélodique, d’une cascade, qui reste quelques secondes dans l’image suivante. La noirceur du film fonctionne aussi sur le contraste étonnant d’une nature vivante et bruyante et l’homme qui doit exister avec son propre silence et le silence divin. Et les éléments sont là dans leur splendeur élégiaque comme encore capables de révéler à l’humain un sentiment de protection.
Malick interroge le sens de l’Histoire dans une résonance résolument contemporaine. En effet, Une vie Cachée inscrit la réflexion autour de la croyance au sein d’une interrogation plus largement philosophique. Le spectateur est tiré de son confort par une brutalité visuelle et sonore qui le somme de se questionner sur son propre choix : jusqu’où peut-on être soi-même, et qu’aurions-nous fait à la place de Franz ? Et non pas seulement d’un point de vue christique, car Franz ne rachète nul péché, mais d’un point séculaire : quels compromis sommes-nous prêts à accepter pour sauvegarder notre confort, nous sauver et sauver les nôtres ? Le film rend hommage à ces anonymes qui ont vécu une vie cachée et qui ont permis à d’autres de ne pas subir les horreurs du Nazisme, mais plus largement de l’Histoire tout court, comme en témoigne le choix de la citation de George Eliot dans Middlemarch :
Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus.
Dépassant le concept de martyre chrétien, Malick donne une voix aux humbles, aux inconnus, aux vrais héros dont les tombes n’ont plus d’inscription.
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Car le sacrifice de Franz ne sauve rien ni personne. Il ne permet pas de combattre le nazisme, mais il donne du sens à l’éthique. Franz n’est pas un héros en quête de gloire. Il effectue simplement son chemin, armé de son intime conviction. Le mysticisme est définitivement du côté de l’intuition non communicable de Franz qui ne sait pas ce qui est juste et injuste, mais qui sait qu’il a raison d’agir conformément à ce qu’il est pense être juste.
Si Malick peut continuer à toucher les agnostiques et ceux qui ne croient en rien mais admirent l’existence paradoxale d’un sacré-athée, c’est que son cinéma est celui du désenchantement et du doute, le lieu où il s’interroge lui même sur ses propres croyances, sans pour autant tenter de faire adhérer le spectateur à sa cause. L’athéisme n’empêche pas la spiritualité et Une vie cachée bouleverse par son alchimie formelle et thématique, sans qu’on ne comprenne parfois là où et par où elle nous atteint. Le film nous traverse à l’instar de quelques grandes œuvres musicales, partitions proches de la plainte comme La passion selon Saint-Matthieu de Bach ou le Miserere d’Arvo Pärt. Coïncidence, alors que nous pensions régulièrement au compositeur estonien en regardant ses films, c’est la première fois que le réalisateur l’utilise en leitmotiv, tel un écho à sa propre voix. Telle une évidence, on y entend également la célèbre Symphonie n°3 du polonais Gorecki – autre musicien catholique -, dédiée aux victimes de la Gestapo, appelée « Symphonie des chants plaintifs », un titre qui aurait pu tout à fait convenir à l’histoire de Franz. Il n’est pas accessoire d’évoquer ces compositeurs, tant l’œuvre de Malick a toujours été musicale. La troisième symphonie de Gorecki paraît d’autant plus fondamentale que son deuxième mouvement reprend des invocations à la Vierge Marie retrouvées gravées sur le mur d’une prison de la Gestapo à Zakopane, tel un écho solidaire au destin de Franz Jägerstätter. Si la prière lui permet de surmonter les exactions vécues en prison, elle n’est jamais une consolation suffisante. Et son indomptable foi est affreusement solitaire. Lumière et ténèbres s’enchevêtrent en un somptueux méandre, quelque par entre le psaume et le sépulcre.
Il faudra sans doute plusieurs visions pour faire le tour d’Une vie Cachée, qui farde sa complexité d’évidences et de limpidité. Où l’intransigeance spirituelle d’un héros masque à peine l’absolue tristesse d’un cinéaste.
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