La société de distribution Capricci a le nez creux : la sortie conjointe sous son égide de Destruction Babies (2016) et de Becoming Father (2019) permet la découverte d’un cinéaste japonais encore inconnu en France, Tetsuya Mariko, dont le style déjà très marqué pourrait faire penser qu’il s’agit d’un bel auteur à l’avenir prometteur du nouveau cinéma nippon. Ce qui intrigue véritablement dans les deux films qui nous sont proposés, au-delà de leur radicalité (surtout celle de Destruction Babies, le meilleur des deux) est la filiation de Mariko avec quelques-uns des cinéastes polémiques des générations antérieures, de la Nouvelle Vague Japonaise des années 60 (on retrouve dans ses films les traces de Seijun Suzuki ou de Kinji Fukasaku, mais aussi et surtout celles de Koji Wakamatsu) à un cinéma punk émergé dans les années 1990 ou 2000 (plus encore que celui de Takashi Miike, l’héritage du Shin’ya Tsukamoto de Tokyo Fist [1995] est manifeste). En résulte un cinéma jusqu’au-boutiste, émancipé de certaines règles mais portant sur une société japonaise patriarcale et individualiste un regard cruel, impitoyable, ravageur.
Mariko fonde l’ensemble de son discours sociétal sur un motif concis, simple et efficace : le poing dans la figure. Tout gravite en effet dans les deux films autour de l’affrontement physique, allant du règlement de comptes à l’amour de la violence, de l’honneur bafoué qu’il faudrait laver par le sang à l’arbitraire de la brutalité gratuite, ceci jusqu’à faire éclater la narration comme de mauvais coups abîmeraient n’importe quel visage (Becoming Father), ou au contraire jusqu’à l’évider totalement, menant à l’évanouissement progressif mais définitif du sens et de la raison d’être de la violence filmée (Destruction Babies).
De ce point de vue, on peut considérer Becoming Father comme le plus lisible, le plus abouti, le plus directement critique des deux films de Mariko ; on peut paradoxalement penser, peut-être précisément pour ces raisons, qu’il est aussi le moins passionnant. Il narre le récit de l’amour que Miyamoto (Sosuke Ikematsu) porte à la jeune et douce Yasuko (Yû Aoi) ; cette dernière se sert d’abord du garçon pour se débarrasser de son précédent amant ; le courage du naïf serait la preuve de son amour débordant. Mais, ivre à la suite d’un pari stupide, Miyamoto ne peut défendre Yasuko une seconde fois, alors même qu’elle subit un affront terrible. Le garçon manquant à sa promesse de protection en toutes circonstances, elle le rejette, ce qui le pousse à dépasser sa condition de gringalet très moyen pour venger sa belle. Marchant sur un mince et fragile fil suspendu au-dessus du rape and revenge et de la romantic comedy, Becoming Father vaut comme exercice d’atomisation du roman-photo par un sens exacerbé de l’excès et par une violence brute dont le gris foncé des ecchymoses déteint sur la petite bluette amoureuse couleur lilas des prémisses de la relation. L’ouverture du film est en cela une sorte de programme : Miyamoto est filmé de dos, sa chemise blanche immaculée nous le décrit d’emblée comme un travailleur de bureau propre sur lui ; il est ensuite filmé de face, le visage tuméfié ayant rougi de sang cette jolie pureté. Cette dimension iconoclaste semble être ce qu’il y a de plus intéressant dans ce long métrage, faisant de ce décalage entre la surface lisse de l’apparence et la violence du réel le carburant d’un discours toujours utile mais de moins en moins neuf sur l’idéologie patriarcale dominante au Pays du Soleil Levant.
Ce décalage se double d’une diffraction narrative dont on comprend les enjeux discursifs (en gros, l’usage du flash-back comme façon de montrer les fondations pourries de l’amour entre les deux tourtereaux, conséquence de la violence vengeresse et stupidement viriliste de Miyamoto) mais dont on peut juger de la pertinence pour ce qui est de la cohérence et de la clarté du récit. Si Becoming Father reste amusant par ses accès excessifs de brutalité (ciblant de façon obsessionnelle les organes génitaux masculins !) et sa façon dégénérée de se charger génériquement de la romantic comedy, nous resterons donc assez circonspects par le manque de finesse dont Mariko fait ici preuve pour traiter de l’égoïsme masculin en terres nippones, faisant alors preuve de cette immaturité reprochée à son personnage principal durant tout le film. Sur des sujets similaires, on est loin des films de Ryusuke Hamaguchi, ou même du magistral Soldat-Dieu de Koji Wakamatsu (2010).
Destruction Babies, premier long métrage de Tetsuya Mariko, est d’un tout autre niveau, s’attelant moins à vouloir démontrer un discours comme semble vouloir le faire avec acharnement Becoming Father qu’à mettre en scène l’absurdité glaçante d’un pays hanté par la violence et par un individualisme larvé qui privilégie le regard spectatoriel à la protection mutuelle, passivité qui permet absolument toutes les exactions. Taira (Yûya Yagira, impressionnant et terriblement flippant) est un bagarreur ; après s’être fait casser la figure par un groupe de garçons dans sa petite ville portuaire, il migre vers la grande ville voisine, Matsuyama, pour trouver le plus de citoyens possibles à cogner, à mettre en pièces, à exploser : lycéens, passants quelconques, membres de la mafia locale, tout y passe. Il est rejoint par Yuya (Masaki Suda), lycéen pleutre qui, encouragé par ce modèle toxique, se met à faire comme lui en ne ciblant que la gent féminine. Ils deviennent la terreur de la région…
Ce film saisit par la radicalité de sa démarche, faisant de son amoncellement de coups, de son empilement de séquences toutes similaires les unes aux autres, de la sauvagerie de son personnage principal (cousin du protagoniste du magnifique Breathless de Yang Ik-june [2008]) contaminant le récit elle-même sa ligne narrative, sa trame scénaristique, l’ensemble de ses enjeux vidés de leur substance vitale. Les combats de rue s’enchaînent les uns aux autres sans autre logique que celle de l’épuisement qui n’est que narratif, Taira semblant remis à neuf à l’issue de chaque affrontement, à l’instar d’un increvable boogeyman de film d’horreur. En évidant la narration de cette manière, en faisant de l’accumulation de la violence son seul objectif cinématographique, Tetsuya Mariko tend quelque peu les verges pour se faire battre, susceptible d’être accusé de complaisance, de se repaître sadiquement des souffrances subies par ses personnages et des assauts portés à leur corps. A ceci près que dans le cas de Destruction Babies, jamais le réalisateur ne fait de la brutalité un spectacle ; jamais Mariko ne stylise la violence des combats, faisant de chaque coup porté un moment froid, sec, sans beauté ni laideur, qui arrive comme par hasard. Ce sont ceux qui entourent la violence qui la stylisent par leur propre fascination : les badauds (dont fait partie Yuya) qui assistent aux combats en comptant les points, ceux qui filment les coups en restant à distance sans chercher à intervenir, les médias qui font leurs choux gras de la violence du monde et reprenant les images balancées sur les réseaux sociaux. Et peut-être par extension le spectateur de Destruction Babies lui-même. Que filme Tetsuya Mariko sinon la contamination de la violence, aussi extrême soit-elle, par la simple entremise du regard, de plus en plus sollicité dans une société de l’image dont l’archipel nippon est particulièrement représentatif ?
Là se trouve la beauté de ce film magistral : c’est paradoxalement en opacifiant sa narration de la manière la plus radicale que le cinéaste Tetsuya Mariko dépeint le Japon contemporain avec une force, une lucidité et une violence critique peu communes. Film perturbant, particulièrement épuisant (ce même épuisement face à la brutalité sèche et ininterrompue que nous avions pu subir devant le chef-d’oeuvre de Wakamatsu, encore lui, qu’est United Red Army [2007]) et d’une intelligence redoutable, Destruction Babies est l’un des grands films sortant en salles cette année, et une raison suffisante d’attendre avec impatience les prochaines œuvres d’un réalisateur dont on ne peut nier le talent et le caractère.
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