Frictions nucléaires
Peut-on accéder à la paix sans prendre en considération l’incommensurable violence des temps de guerre, brutalité qu’il faudrait excéder pour l’étouffer de façon définitive ? En d’autres termes : paradoxalement, le meilleur moyen de pacifier le monde n’est-il pas de provoquer l’acte de guerre le plus létal et définitif ? Voici la question qui travaille tout du long le premier film du réalisateur allemand Thorsten Klein, Les Aventures d’un mathématicien. En racontant le Projet Manhattan, c’est-à-dire l’élaboration de la première bombe atomique américaine qui finira par frapper à deux reprises l’archipel japonais en 1945, ceci par le truchement du biopic du mathématicien polonais Stanislaw Ulam qui en sera l’une des nombreuses têtes chercheuses, Klein peut tout à la fois évoquer l’atrocité arbitraire de la guerre, les questions morales qu’elle suscite et suscitera toujours nécessairement et cette idée toute bête mais pourtant capitale selon laquelle un conflit armé se gagne aussi très loin des champs de bataille : dans les laboratoires, dans les universités, dans les cerveaux pleins de scientifiques pourtant bien intentionnés, avides de détruire ce qu’ils considèrent de leur point de vue comme le Mal.
Ce qui frappe véritablement dans Les Aventures d’un mathématicien, c’est à quel point les bouleversements mondiaux durant la Seconde Guerre mondiale, puis durant la Guerre Froide qui la suivra directement, sont justement laissés à distance, coincés dans les ellipses du film ou traités comme des informations délivrées au compte-gouttes par les journaux ou par des personnages extérieurs à la bulle hermétique que représente le site militaire de Los Alamos, Nouveau-Mexique. Thorsten Klein évoque l’époque par cet isolement : Stanislaw Ulam (Philippe Tlokinski) est un Polonais exilé aux Etats-Unis avec son jeune frère Adam (Mateusz Wieclawek) ; il est professeur de mathématiques à Harvard, goûte une vie tranquille, cet american way of life si recherchée loin des bombardements et des pogroms, loin des ghettos nazis dans lesquels vivent encore les membres de sa famille restés sur place, dont une sœur apparemment aimée plus que tout. La famille qu’il fonde avec l’étudiante française Françoise (Esther Garrel) ne le console pas de la perte de celle dont il est issu ; son implication dans la création de la bombe atomique est la conséquence directe de cet isolement qui a tout de la fêlure intime.
Et le film de se bâtir progressivement autour des questions ambivalentes taraudant ce scientifique qui ne subit pas dans sa chair les conflits et les horreurs nazies sur le territoire européen, qui ne « verra rien à Hiroshima » (pour paraphraser Marguerite Duras et le fameux film d’Alain Resnais) et qui aidera à la conception de la bombe H dans les années 1950 pour lutter contre la menace communiste d’une URSS s’étant doté de l’arme atomique grâce (ou à cause) de la trahison de l’ingénieur Klaus Fuchs : les atrocités du régime nazi et des pays de l’Axe méritaient-elles la condamnation à mort des populations qui, elles-mêmes, subissaient le totalitarisme ? La vengeance intime peut-elle être une raison légitime de travailler sur un instrument de mort massive ? Le vœu pieux d’une paix universelle peut-elle permettre de sacrifier des dizaines de milliers de vies humaines ? La prolifération nucléaire, instrument dissuasif, n’est-elle pas justement le détonateur d’un conflit total qui mettra définitivement le monde à feu et à sang ?
Les Aventures d’un mathématicien tourne autour de ces questionnements passionnants comme un prisonnier enfermé dans son cachot ressassant les raisons de son emprisonnement. Il pourrait y avoir une sorte de vertige philosophique dans ce film, une façon de résumer la folie du monde par l’impossibilité de répondre aux questions que pose Klein. Mais là se trouve certainement la limite de l’oeuvre : l’idée d’isoler son personnage principal du reste du monde et de la guerre dont il est un combattant de l’ombre est certes excellente, pleine de promesses et de force symbolique, parlant à mots couverts de la responsabilité de ceux qui permettent de « frapper à l’aveugle », question restant très actuelle (pour résumer, le soldat actif sur le champ de bataille, le pilote de drone bombardant de façon invisible ou le concepteur des technologies de mort ne sont-ils pas aussi responsables les uns que les autres ?) ; cependant, cet enjeu dialectique doit être suivi d’un geste formel fort, qui permettrait justement aux ambivalences morales, aux états d’âme, aux doutes éthiques de Stanislaw Ulam d’envahir la structure même de la mise en scène et de la narration. Thorsten Klein choisit au contraire de conserver le classicisme finalement très fonctionnel du biopic traditionnel, tombant plus d’une fois dans un académisme frustrant, ne permettant que peu à son récit de sortir des rails sur lesquels roule un film qui n’ose pas se confronter vraiment à la dualité qu’il choisit pour sujet.
La seule fois où l’on sort de ce petit confort donne lieu à la meilleure scène du long métrage : lors d’une balade dans le désert de Mojave, Ulam croit voir la silhouette de sa sœur défunte dans la lumière du soleil ; la caméra se déplace sur la gauche, passe derrière le personnage et filme le vide du désert. La silhouette a disparu. Ce court passage nous permet de fantasmer ce qu’aurait pu être la première œuvre de Thorsten Klein : une histoire mélancolique et hallucinée hantée par les fantômes du mathématicien, tout autant ceux qu’il a laissés en Pologne et ceux qu’il a aidés à créer dans le reste du monde. Ne boudons cependant pas notre plaisir : s’il est quelque peu affadi par la platitude de sa mise en scène, Les Aventures d’un mathématicien reste un film élégant et intelligent, posant de vraies questions éthiques à l’heure où les tumultes du monde menacent de le faire tomber dans une insondable violence.
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Béatrice
Film totalement sous côté de trouve. J’avais jamais vu de Thorsten mais et suis agréablement surprise. Le thème des math me plait pas spécialement mais les questions éthique liées à l’ère atomique sont très intéressante. et actuelles.
Romain
Au contraire « Backgreenz », je trouve que la narration est particulièrement fine et adaptée à un public de néophytes. On voit clairement que l’auteur a voulu vulgariser un maximum ses connaissances pour les faire profiter à tous.
Backgreenz
Il faut aimé les math ^^