Attention : cet article divulgue certains éléments du récit des films et pourrait s’avérer prompt à en gâcher la surprise.

La sortie récente de MaXXXine clôt magnifiquement, et avec une certaine dextérité, la « Trilogie » de Ti West, élément majeur du cinéma de genre contemporain entamé avec X (2022) et poursuivi avec le prequel de ce dernier, Pearl (2022). Outre la solidité de la structure narrative de l’ensemble permettant de suivre la trajectoire de deux personnages féminins forts combattant brutalement un environnement social et familial qui entrave leurs ambitions d’existence s’incarnant paradoxalement dans les scintillements illusoires du monde du spectacle (Pearl et Maxine, donc, s’affrontant dans le premier volet avant que les deux suivants ne se focalisent sur chacune d’entre elles, toutes deux interprétées de façon habitée par cette actrice devenant de plus en plus capitale qu’est Mia Goth), c’est par la cinéphilie de Ti West que les trois œuvres cohabitent, se battent et conversent ensemble. Si les trois parties du triptyque s’avèrent esthétiquement dissemblables, leurs différences permettent cependant au cinéaste de formuler une synthèse vertigineuse de son rapport amoureux au cinéma hitchcockien et à tous les épigones que ce dernier a générés dans un cinéma moderne que le « maître du suspense » a hanté, hante et hantera encore durablement.

X – cinéma seventies (M. Goth) (©Kinovista)

Ti West est un post-moderne, donc : la multiplicité des démarches de mise en scène qu’il adopte prouve son aisance pour s’attaquer au caractère protéiforme des cinémas auxquels il rend hommage : métafilm et cinéma d’horreur gore seventies à gros grains (X) ; mélodrame technicolor sirkien à la joliesse monstrueuse, et miné de l’intérieur (Pearl) ; giallo aux limites de la parodie, tel que l’a envisagé la sur-esthétisation d’un De Palma tendance Pulsions (MaXXXine). Cependant, assemblées les unes aux autres, ces esthétiques très marquées créent paradoxalement une solide unité, représentative du caractère kaléidoscopique d’un cinéma de genre moderne passant son temps et son énergie à réécrire l’oeuvre hitchcockien, à en reprendre les paradigmes, les théories sur le rapport étroit entre la violence et le regard qu’on lui porte (que ce soit celui du spectateur de la fiction ou celui de son créateur) et le fameux suspense qui en découle.

On a par exemple à raison souvent comparé X au Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper (1974) du fait de son récit (un groupe de jeunes personnes affrontant des habitants redneck assassins dans un lieu isolé du monde), de la crudité de sa violence barbare, de son ancrage dans ces années 70 ouvertes à la libéralisation des mœurs (le tournage d’un film porno dans une grange) propice à créer pour les habitants d’une Amérique profonde un sentiment de crise morale suscitant voyeurisme (celui du spectateur desdits films X tout autant que celui du couple de fermiers espionnant le tournage) et une violence émancipée, elle-même libérée de tout carcan. Si l’élément critique se trouve légèrement décalé (la crise génératrice de barbarie est plutôt d’ordre sociale chez Hooper), la charpente de X ressemble à s’y méprendre à celle de Massacre à la tronçonneuse qui, lui-même, semble dupliquer celle de Psychose (1963), autre récit fondé sur la cohabitation impossible entre le « hors-monde » et les intrus déjà condamnés qui le pénètreraient pour x ou y raison. Un fil relie donc de façon discrète mais puissante Hitchcock, Hooper et West par cette idée d’un affrontement entre le monde réel et son angle mort (affrontement redoublé dans X par l’importance donnée à sa part métafilmique, montrant la réalité du tournage d’une œuvre qui ne montrera au final qu’une illusion de réalité, ceci encore renforcé par l’ambiguïté du genre pornographique que le film aborde, où l’irréalité de la fiction se nourrit de la réalité de l’acte sexuel), menant irrésistiblement à une violence aux allures grotesques, presque carnavalesques si l’on considère la prépondérance des masques : celui de Leatherface bien sûr, donnant l’impression de porter le visage manquant de la momie de la mère de Norman Bates (la superposition des faces de la momie et du fils dans le dernier fondu enchaîné du film d’Hitchcock crée une véritable ambiguïté, ajoutant un visage à la mère alors qu’il semble supprimer celui de Norman) ; celui que porte l’actrice Mia Goth pour figurer littéralement le décatissage de Pearl et ne pas laisser au regard du spectateur cette fraîcheur presque juvénile que lui envie rageusement le personnage de la vieille barbare.

X – quand la vieillesse observe sa jeunesse perdue (M. Goth ; M. Goth) (©Kinovista)

La scène du repas de Massacre à la tronçonneuse peut être considérée comme l’apogée macabre de ce film au grotesque presque comique, finalement très proche du malaise que pourrait provoquer le burlesque poussé dans les derniers retranchements de l’agressivité. Difficile de ne pas songer à cette séquence traumatisante lors de la scène finale de Pearl, créant par là même un lien (certes très fin, en l’occurrence) entre les deux premiers volets de la trilogie. Le final du film de West semble en effet synthétiser la violence de son personnage éponyme (interprété, donc, par Mia Goth : la plus belle idée du prequel se trouve peut-être dans cette opportunité de retirer le masque de vieillesse que porte Pearl dans le premier volet afin de lui redonner la splendeur de la jeunesse que représentait Maxine), de rassembler autour de la table de la salle à manger, centre névralgique d’un « home, sweet home » qui aurait pris très cher, les signes pourrissants de la mort administrée par cette jeune femme parfaitement aliénée. Attention, cependant : contrairement à la dimension gore du film de Hooper (bien que Pearl ne soit pas exempt de moments très brutaux), ce n’est pas l’amoncellement de cadavres et les outrages presque gourmands faits aux corps qui importent ici que, justement, le pourrissement de ces derniers, annonçant par le dispositif du prequel le temps érodant les chairs d’une Pearl qui se désespérera ultérieurement d’une jeunesse apparemment éternelle (celle de Mia Goth qui l’incarne) mais pas la sienne.

Le pourrissement revient comme un leitmotiv dans Pearl, récit de la désagrégation d’une personnalité aliénée à elle-même par l’oppression d’une cellule familiale ô combien dysfonctionnelle et par son envie presque forcenée de se sortir de cette condition de fille de ferme au destin médiocre tout tracé. Ti West y raconte donc comment ce personnage sombre peu à peu dans une folie furieuse et paranoïaque, jeune femme peu à peu grignotée par la tristesse et la violence d’une vie qui ne semble vouée qu’à la trahir cruellement, et que le cochon de lait obstinément laissé sur le pas de la porte de la ferme et rongé par les vers métaphorise avec une crudité passablement répugnante. Le cinéaste choisit cependant d’ancrer son récit dans une artificialité classique étonnante, à l’image léchée à l’opposé de la rudesse de la photographie de ; tout dans Pearl est propre et lumineux, sans aspérités, rendant sa brutalité parfois extrême encore plus frappante puisqu’en technicolor. Ce qui ressemble à un contraste saisissant entre la lisseté d’une joliesse presque obsolète et l’horreur pure ne fait finalement que confirmer l’obsession de Ti West pour le pourrissement, son film s’évertuant à faire de la surface formelle un écrin trompeur pour une violence profondément triste et morbide qui ne parviendra pourtant même pas à craqueler ce vernis, faisant de la mise en scène même un élément capital caractérisant un personnage vivant dans l’illusion et les apparences, dans un rêve américain qu’elle a l’impression de vivre alors même qu’elle est très loin de simplement le toucher du doigt.

Pearl – la violence en technicolor (M. Goth) (©A24)

De ce point de vue, plus que de l’ersatz de mélodrame sirkien auquel il pourrait ressembler de loin, Pearl se rapproche certainement plus de cet autre héritier hitchcockien, peut-être le plus proche théoriquement du maître anglais, qu’est David Lynch. Une séquence marquante de Blue Velvet (1986) pourrait annoncer les ambitions esthétiques du film de West : son ouverture. Lynch filme l’american way of life de la façon la plus publicitaire possible, avec les petits pavillons d’un suburb anonyme, les sourires colgate de ses habitants, l’arrosage automatique de pelouses verdoyantes, tout cela survolé par la voix de braise de Bobby Vinton chantant la chanson donnant son titre au film ; la caméra plonge alors sous la surface du gazon pour montrer les vers grouillant dans la terre, leurs cris stridents faisant en quelques secondes du crooner fifties un vague souvenir. Le classicisme n’est qu’une couche de beauté, une surface scintillante. Une dissimulation du réel. En cela, tant West que Lynch se raccrochent théoriquement au cinéma d’Hitchcock, qui a fait de la dialectique de la dissimulation ou de la monstration des éléments du récit le fondement même de son cinéma, faisant de l’image un piège perpétuel que le spectateur se devrait de contrecarrer par sa vigilance. Le classicisme hitchcockien n’en a jamais vraiment été un, de même que Blue Velvet ou Pearl n’ont de classiques que les atours.

Rien d’incohérent, alors, dans cette obstination toute lynchienne qu’ont les personnages féminins de Ti West, tant Pearl que Maxine, de vouloir se perdre dans le miroir aux alouettes hollywoodien, celui-là même que Lynch a abordé de façon cauchemardesque à deux reprises (Mulholland Drive [2001] et INLAND EMPIRE [2006]). La face cachée lynchienne (donc hitchcockienne) du film de West se trouve tout entière dans cette obstination, dans cette façon de faire de l’illusion une réalité et de s’y perdre absolument, jusqu’à la déraison qui imprègne jusqu’à la joliesse factice d’une mise en scène épouvantablement lumineuse, follement bigarrée, dont les aspects rétro ne sont que les signes patents du figement de Pearl dans sa démence dangereuse. Là se trouve l’héritage lynchien et hitchcockien de Pearl : dans le figement, et particulièrement dans celui du sourire final de Mia Goth, mécanique plaqué sur de l’à-peine vivant (pour paraphraser la définition du rire par Henri Bergson), simulacre de joie dissimulant l’horrible et grotesque désespoir d’une vie littéralement pourrie et aliénée par l’illusion, sourire similaire à celui, terrifiant, de Laura Dern dans INLAND EMPIRE (mais Mia Goth n’est-elle pas pour Ti West ce que Laura Dern est pour Lynch ? ou ce que certaines blondes devenues mythiques étaient pour Hitchcock ?).

Pearl – sourire figé de la joie illusoire (M. Goth) (©A24)

La Maxine du troisième volet éponyme de la Trilogie (avec trois « XXX ») prolonge moins le personnage d’actrice porno du premier volet que cette Pearl au destin sordide tout tracé du second film. Là où les deux femmes divergent, c’est dans cette façon qu’a Maxine de refuser d’être figée dans une existence dictée par la violence patriarcale. Le goût du meurtre des deux personnages prend en effet deux voies différentes voire antagonistes : si Pearl tue ses parents presque gratuitement, par souci primitif de liberté mais ne parvenant pas à s’extirper de sa condition de fille de ferme sans talent, Maxine se débarrasse de son père car il incarne pour elle un dangereux obstacle dans le giallo MaXXXine (le rapport complexe à la maman de Psychose, métonymique d’une toxicité certaine des relations familiales développée dans le film d’Hitchcock, n’est pas loin). La jeune femme est devenue depuis X la vedette des films pour adultes qu’elle souhaitait être ; elle a désormais l’opportunité de percer dans le cinéma traditionnel par le biais d’un film d’horreur. Mais un tueur sanguinaire, prenant comme émissaire un détective cynique et véreux interprété par un Kevin Bacon dans un premier temps méconnaissable, tente de l’intimider en tuant tout son entourage le plus proche. Maxine va donc devoir redevenir celle qui a dû sauver sa vie une première fois dans une ferme isolée dans le premier film de la trilogie. Ce troisième volet, nous l’avons dit, la parachève en utilisant les codes esthétiques du cinéma de-palmien, dont la révérence fétichiste envers le cinéma d’Alfred Hitchcock et envers le genre du giallo, lui-même fétichiste et théorisant autour des obsessions du Maître, s’avère plus flagrante. Et Ti West de se faire plaisir dans l’évidence référentielle, adoptant une démarche ultra-maniériste ne visant finalement qu’au pastiche des gestes cinéphiles de Brian De Palma. Outre les gros plans outranciers, presque comiques, sur les mains gantées de cuir du tueur enserrant le volant de sa voiture avant de filer sa victime, le film et Maxine (les deux portent de toute manière le même nom) revisitent de façon concrète la maison de Norman Bates, ou tout du moins les décors qui servirent pour le tournage du film afin que la jeune actrice échappe au détective sbire du tueur anonyme.

MaXXXine – esthétique du giallo (M. Goth) (©Condor Distribution)

Scène intéressante et ô combien parlante : toute la référentialité du film n’est justement que décor, à l’instar du geste maniériste lui-même qui n’est que poudre aux yeux (De Palma n’est pas dupe quand il tourne ses diverses réécritures hitchcockiennes). MaXXXine, le plus théorique des trois volets, le moins directement émotionnel, recèle en lui quelque chose du monstre froid. S’il se rapproche de Pearl par sa façon de créer une surface lisse caractéristique du personnage que cette dernière semble décrire, il s’en éloigne radicalement par la considération qu’il peut avoir pour ses deux personnages : si le classicisme factice du second volet terrorise tout en émeuvant sur la destinée sans issue de son personnage, l’accumulation de référents et de signifiants dévitalisés par leur prolifération même métaphorise la maitrîse absolue de Maxine sur tout ce qui l’entoure de façon inconséquente, massacres compris. Dénuée d’affects, froide comme la lame acérée du tueur qui la traque, elle ne vise que le succès, « n’acceptant pas une vie qu’elle ne mérite pas » (pour citer le mantra de la trilogie) ; elle y parviendra coûte que coûte, quitte à faire couler le sang, quitte à sacrifier les proches et les moins proches. Quitte, même, à se sacrifier : n’est-ce pas le sens de Mia Goth se tuant elle-même dans X, lorsque Maxine tue Pearl dont elle est le reflet parfait, la parentèle symbolique qu’il faut éliminer (elle se chargera du père dans le troisième volet), les deux personnages formant un monstre au même corps (celui de Mia Goth) mais à deux têtes symbolisant d’un côté la violence de la rancoeur de n’avoir pas réussi, de l’autre la brutalité de la réussite à tout prix ? MaXXXine débute par une phrase fameuse de Bette Davis (« Tant qu’on ne vous considère pas comme un monstre, vous n’êtes pas une star. ») et s’achève par la chanson Bette Davis’ Eyes de Kim Carnes. Pas de doute à avoir : Maxine est bel et bien devenu une star.

MaXXXine – sourire figé de la monstruosité (M. Goth) (©Condor Distribution)

La trilogie De Ti West cumule donc, par la virtuosité formelle du cinéaste et par sa capacité à fondre sa cinéphilie dans son art propre, un condensé de l’approche hitchcockienne fondée sur le pouvoir manipulateur de l’image cinématographique par essence illusoire et mensongère mais toujours au service des émotions (guidées) du spectateur, et une historicité des relectures du cinéaste anglais au travers des diverses esthétiques de ses épigones, du giallo à Lynch en passant par le gore ou De Palma, tout ceci en se permettant de développer un discours parfaitement structuré sur cette obsession d’être vu pour être vu, d’être contemplé pour exister, complexe scopique générant une sorte de monstruosité inévitable, que l’ambition soit ou non couronnée de succès. C’est que que l’on appelle du grand art. Et une oeuvre hitchcockienne définitive.

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A propos de Michaël Delavaud

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