Premier long métrage des cinéastes d’animation hongrois Tibor Bánóczki et Sarolta Szabó (déjà auteurs de courts-métrages dans les années 2010), Sky Dome 2123 réactualise sublimement un certain cinéma d’anticipation alliant vigueur politique et réflexion métaphysique, la première servant de véhicule pertinent à la seconde, le regard mélancolique porté sur la condition humaine et les grandes notions, capitales, qui en alimentent la destinée (la vie, la mort, le deuil, l’amour…) émanant directement de la description d’une contemporanéité qui en serait l’entrave la plus impitoyable. Qui, en fin de compte, déshumaniserait l’humain.
Le terme « anticipation » semble bien choisi : comme son titre l’indique, le film avance de cent ans, parachèvement du péril climatique actuel devant lequel nous faisons encore semblant de penser qu’il y a une solution possible. La vision des deux auteurs hongrois est d’une noirceur manifeste : en 2123, la planète sera devenue inhabitable ; la végétation aura disparu ; l’eau se sera plus ou moins tarie et sera de toute manière impropres à la consommation, les pluies étant acides ; l’Humanité qui aura survécu habitera dans une ville sous cloche dans laquelle, afin d’éviter une surpopulation mortifère, l’espérance de vie sera limitée, les habitants ayant dépassé la date de péremption étant envoyés dans un lieu tenu secret dans lequel ils seront scientifiquement transformés en arbres. Nora, fatiguée de cette vie sans vie dans ce monde sans air, décide de prévoir cette mutation et de se procurer un sauf-conduit vers sa nouvelle vie végétale. Ceci sans en avertir son mari, Stefan, qui va forcer les limites de sa ville-dôme puis les systèmes de sécurité afin de pénétrer dans les laboratoires sylviculteurs et de ne pas perdre celle qui semble le maintenir en vie dans cet univers lui-même survivant.
La noirceur apparente de Sky Dome 2123 se trouve dans cette quête ininterrompue d’une vie qui a pourtant semblé délaisser la planète dans son ensemble, ceci quitte à recycler sa propre existence de chair et d’os en un corps de bois, certes vivant et d’une longévité parfois stupéfiante, mais inerte, inapte à communiquer avec ce qui constituait sa vie humaine précédente. A la déshumanisation du monde succède donc la désincarnation, celle contre laquelle lutte Stefan en tentant de permettre à sa femme pas encore défunte, encore moins ressuscitée en élément végétal, de ne pas changer de monde. La quête effrénée de ce mari éploré cherchant à conserver dans le creux de sa main la vie de cette femme disparue et tant aimée fait du personnage une sorte de bouleversant héros tarkovskien, double du psychologue Kris Kelvin (Donatas Banionis) retrouvant une réincarnation, paradoxale puisque tout aussi réelle qu’illusoire, de sa défunte épouse dans le chef-d’oeuvre Solaris (1972). Le film d’animation de Bánóczki et Szabó, par sa façon éminemment romantique de mettre en scène ce personnage défiant la mort et un deuil qu’il ne peut accepter provoqués par un monde ayant perdu ses repères et empreint d’une forte toxicité, n’est pas sans tisser de réels liens avec le film d’Andrei Tarkovski, ceci jusqu’à poser une question à la philosophie troublante : la mort est-elle un état définitif ? Posons la question autrement : n’est-elle pas un prolongement de la vie dans un continuum que l’on pourrait penser éternel ?
En cela, Sky Dome 2123 dépasse la noirceur de son constat écologique, proche du désespoir dystopique de Soleil vert (Richard Fleischer, 1973) ou de la bande dessinée Le Transperceneige de Lob et Rochette (1982-83, adaptée par Bong Joon-ho en 2013), pour accéder à une forme d’espoir teinté de mélancolie. Bánóczki et Szabó développent en effet par leur récit l’idée, très belle, selon laquelle, simultanément, deux vies seraient contenues dans le même corps (une vie humaine et une vie végétale) et deux corps pourraient contenir la même vie (la notion de réincarnation en arbre). Ce rapport étroit entre l’Homme et le végétal qu’il a fait mourir et cherche à le faire renaître en sacrifiant l’une de ses existences engage une véritable réflexion, elle-même passionnante, sur le désastre écologique actuelle (dont les deux cinéastes hongrois anticipent les effets apocalyptiques) comme acte d’autoflagellation, l’atteinte au végétal comme une mutilation d’ordre suicidaire, tout du mois comme une atteinte au corps (le scientifique ayant fait muter le corps de sa progéniture en arbre et la/le soumettant à la souffrance dans la dernière partie du film). Cette hybridité de deux essences dans la même vie contamine jusqu’à l’animation de Sky Dome 2123, mêlant 3D et rotoscopie, virtualité et réalisme, face visible de notre être (humain) et versant mystique que l’on dissimule (notre devenir-Autre). La splendeur de l’animation, d’autant plus remarquable que le film de Bánóczki et Szabó a été réalisé avec peu de moyens, participe finalement de l’originalité et de la beauté existentielle de cette œuvre à l’exigence audacieuse.
Cette possibilité d’un régression au stade végétal est annonciateur d’une volonté de retour aux sources, aux origines du monde. La fin du film, surprenante, entérine cette idée simple, rousseauiste, d’une sorte de retour édénique à la Nature, tout aussi romantique que le reste du film et que ne renierait pas cette autre cinéaste philosophe et romantique qu’est Terrence Malick (celui de The Tree of Life, 2011). Traçant son propre sillon tout en évoquant les grands noms du panthéon du cinéma d’auteur, ne sacrifiant jamais sa profondeur métaphysique à l’avantage d’une frénésie finalement trop courante dans l’animation contemporaine (aux trois quarts destinée aux enfants), privilégiant la capacité réflexive d’un spectateur intelligent plutôt que de miser sur la facilité de la distraction (au sens premier du terme : celui de la perte d’attention face à une réalité première), Sky Dome 2123 s’avère décidément comme une très belle surprise de cette année, et la révélation d’un duo de cinéastes au talent impressionnant.
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