Nick est un vétéran de la guerre d’Irak. Hanté par la perte de ses frères d’armes au combat, il a échoué à Tijuana, la ville-frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Dans la Zona Norte, le quartier chaud rongé par les drogues et la prostitution, l’ancien marine survit d’expédients : il chasse le coyote pour fournir en viande un resto chinois, livre un landau à une prostituée défoncée et enceinte, est chargé de convaincre une jeune femme un peu trop curieuse de quitter la ville… En échange de ces missions, l’homme gratte chaque soir de quoi planer dans sa piaule, sous cristal ou héroïne. Cet emploi du temps immuable se dérègle progressivement lorsque Nick croise le chemin d’Ana, une mexicaine à la recherche de son frère, lui aussi ex-us-marines…
Quand on demande à Jean-Charles Hue ce qui l’a poussé à tourner son nouveau film au Mexique, à Tijuana plus précisément, il répond sans préambule : « D’un point de vue souvenir d’enfance, c’est la frontière, le western. Là où se planquaient les outlaws : Pat Garret et Billy the Kid, Guet-Apens, La Horde Sauvage. C’est ma principale référence pour ce film, Peckinpah, la frontière et l’ambiguïté de Peckinpah. Toujours un héros très controversé et la nécessité absolue de dire moi je ne suis pas bien dans le monde que je vis, ou j’arrive trop tard. Moi-même j’ai ce sentiment permanent : je ne suis pas bien dans mon époque ; C’est pour ça que je suis allé à Tijuana. Sur le plan esthétique aussi, j’ai recherché l’atmosphère poussiéreuse, transpirante des films de Peckinpah ». Quand il parle, Jean-Charles Hue rappelle parfois Serge Daney, par son débit, les méandres d’un discours un rien ensorcelant et une cinéphilie moins encyclopédique que psycho-biographique, dans laquelle quelques grands films ont joué comme de vraies révélations et contribué à forger son identité et sa morale.
C’est donc -entre autres- grâce à Peckinpah que Jean-Charles Hue arpente et filme depuis 15 ans les rues de la Zona Norte, le quartier le plus proche de la frontière, là où les migrants qui se cassent le nez à la frontière se replient désœuvrés, là où se rencontrent les toxicos, les prostitués, les héros honteux de l’Amérique. Une ville-frontière dont Welles avait fait le décor de sa soif du mal.
Mais Peckinpah n’a pas seulement fourni un cadre à Jean-Charles Hue ; il y a trouvé aussi une méthode et une morale. « Peckinpah est un mec qui aime profondément les gens qu’il filme comme il les filme ; il les aime, même les ordures, homme et femmes confondues, parce qu’il voudrait être eux. Ça m’intéresse car j’ai toujours voulu faire des films avec la naïveté, je ne dirai pas la prétention, mais la naïveté d’être des deux côtés de la caméra. C’est pourquoi, j’aime le documentaire. Car dans le documentaire, même si t’es derrière la caméra, il n’en reste pas moins que tu te retrouves dans une piaule avec une bande de camés qui se défoncent, avec le risque d’être pris dans une embrouille ou d’avoir des problèmes avec les narcos. Quoi qu’il arrive t’es en train de vivre une aventure, t’es dans le saloon avec eux. »
La démarche de Jean-Charles Hue ressemble à celle de Larry Clark en moins perverse et plus mystique. Commencer par des documentaires, filmer des attitudes, des embrouilles et des silences, avec un temps d’adaptation plus ou moins long pour sortir de toute forme de voyeurisme et filmer comme un membre de la bande, un ami de la famille. Cette proximité, Hue l’avait déjà patiemment cultivée des années avec une famille de gens du voyage appartenant à la communauté yéniche et elle avait imposé le style de ses deux précédents long-métrages La BM du Seigneur et Mange tes Morts, tu ne diras point. Servis par un travail puissant sur les lumières de fin de journée (cf notamment La BM du Seigneur) et des acteurs non professionnels filmés comme des frères, ou des « prals » comme on dit dans la langue des « rabouins », ces deux films étaient construits comme deux récits mystiques à la frontière du documentaire.
Tijuana Bible procède du même principe. La fiction initiatique de Nick a été préparée par Topo et Wera, documentaire poignant de 45 mn tourné en 2018, sur l’errance d’un couple de toxicos dans la Zona Norte. Et encore avant par Carne Viva, tourné en 2009, déjà à Tijuana. Avant la « passion de Saint-Nick » racontée dans Tijuana Bible, il y a eu de nombreuses dérives psycho-géographiques (Guy Debord) filmées avec des marginaux dans la ville. Celles-ci ont nourri celle-là. C’est pourquoi, tout est vrai dans Tijuana Bible : les personnages, les situations, les zombis du Canal, les vétérans, les putains, l’extrême religiosité du peuple, les tatouages et même les larmes sur les joues. It’s all true pour reprendre le titre du deuxième film de Welles, inachevé dans lequel il filme des histoires vraies du Brésil avec des acteurs non professionnels, un Brésil dont en quelques plans il capte autant l’âme que la sueur du peuple. « Un autre grand choc » pour Hue, « un film à part. »
Ce principe d’immersion n’a pas seulement une ambition esthétique ou réaliste. C’est aussi un choix de vie. « Etre au saloon » avec des toxicos et les chouraveurs, c’est fréquenter la marge : « Je ne suis pas bien là ; ma famille est là, je suis issu de la middle-class du Val d’Oise. Avec les voyageurs j’ai connu une communauté d’accueil, où je me suis senti bien avec leur code moral. Globalement, leur manière d’envisager, la vie, la mort la violence, je préfère nager avec eux ».
Jean-Charles Hue veut se déprendre de son milieu. La bourgeoisie, pour laquelle ses origines middle class et son éducation l’ont préparé, l’ennuie. Sans doute parce qu’elle possède le pire des vices, l’hypocrisie : aux dialogues feutrés et pseudo-habiles des bourgeois, Hue préfère les éclats de voix des gitans ou le crépitement du caillou dans la pipe du junky ; plus à l’aise avec le franc-parler des gens du voyage ou à l’idée de se brancher sur la « fréquence-came » d’un vétéran du Vietnam qui erre dans la Zona Norte. On sait au moins à quoi s’en tenir et on trouvera avec eux ces moments de pure fraternité que seules les grandes errances permettent. Bref, aux bourgeois sédentaires, Hue préfère les voyageurs, les nomades et les psychonautes, les caravanes et les squats. Dans ces conditions, tourner pour la première fois avec des acteurs professionnels était forcément un nouveau défi pour le réalisateur. Des comédiens professionnels –si bons soient-ils- peuvent-ils à leur tour s’incruster dans une fiction entièrement basée sur l’expérience vécue ? Ne sont-ils pas condamnés à être à leur tour des simulateurs, des hypocrites si l’on s’en tient au sens grec du mot (hypókrisis : faire semblant) ?
Hue s’en sort plutôt bien même si l’on perd un peu de l’authenticité coup de poing de ces précédents films. Les comédiens sont bien choisis et le corps de l’acteur Paul Anderson (Nick) est d’une maigreur sèche qui assoit son personnage d’ex-militaire toxico.
La question des drogues, omniprésentes à Tijuana est évidemment centrale dans le film. Sur le sujet, Hue a une position ambivalente ; les drogues fabriquent des fantômes qui errent dans le Canal et vivent de la soupe populaire mais elles soignent des destins piégés par la misère et l’échec de la migration. « Si les gens se droguent à ce point-là de ce côté de la frontière, c’est simplement parce que leur vie est terrible, et qu’il faut bien atténuer ses souffrances. Penser qu’un jour, on arrêtera d’en vendre ou que police mexicaine et police américaine travailleront ensemble, c’est absurde. ça ne s’arrêtera pas car tout le monde déjà touche au pognon de la drogue, les narcos, les politiques, les flics, etc… »
Le réalisateur n’entretient donc aucune illusion révolutionnaire sur le sujet et ne s’intéresse pas aux politiques des drogues. Mais il permet au spectateur de le faire : face à l’impasse de la situation, on se prend à rêver d’un monde où la prohibition aurait pris fin, et où l’humanité se redécouvrirait enfin à l’âge adulte !
Jean-Charles Hue se tourne davantage vers le potentiel mystique des drogues. Sous l’effet conjugué du souvenir de sa rencontre avec Ana et du cristal qu’il fume, Nick vit une sorte de rêve éveillé où la jeune femme surgit en camera obscura, non pas comme une hallucination mais comme une véritable apparition qui va influer sur son destin. « Je vais vers une mystique. Je suis habité par une mystique». Cinéphile impénitent, il poursuit : «Ça c’est plus le côté soviétique… je suis un grand fan du cinéma soviétique. Paradjanov, Dovjenko, Tarkovski dans une moindre mesure même s’il est le seul à avoir fait une camera obscura. C’est l’un des aspects du cinéma soviétique, la question de l’apparition, de la lumière qui dit quelque chose, il y a toujours une magie. J’irai vers les russes pour l’icône, des vies rudes confrontés à un désir de trouver une explication comme nous tous, à la vie à la mort. »
Entre visions cinéphiles et immersion extrême dans la réalité, depuis la caravane de Jean-Charles Hue, le voyage à Tijuana est géographique et mental.
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Acanapa
Avec ce genre de commentaire on comprend bien que le commentateur s’exerce à fermer le propos du réalisateur, et à le cibler sur le sujet de la drogue. Or tout le film est baigné par cette atmosphère malsaine… Alors même que le personnage d’Ana par exemple en soit indemne si ce n’est par contagion poïetique. Donc faut il souligné ce trait ? Nous considérons cela comme un propos éculé et superficiel… D’ailleurs le commentateur risque bien de se retrouver seul à terme avec ce genre d’obsession bourgeoise d’une transgression qui transgressée par l’expérience ne repose plus que sur un propos qui tend à se faire peur pour le seul plaisir de montrer que ce dernier sait de quoi il parle.
On lui prêtera éventuellement, par pure bonté d’âme, la possibilité que cette conduite soit dictée par la volonté de ne pas trop enfermer le spectateur quitte à lui faire des indications et des clins d’œil. Bon on sent bien que les propos du réalisateur sont retranscris. Mais en terme d’analyse ne peut on se pencher sur un propos majoritairement basé sur une sorte de manichéisme hélas bien représentatif de notre époque. Cependant si manichéisme il y a, le commentateur fait totalement l’impasse sur la volonté libératrice du récit plus que rédemptrice alors même que c’est la dimension qui est la plus évidente. Partant d’un propos qui se base, sans ammoniaque, sur la sensation chaotique véhiculé par Nick le vétéran traumatisé et chamboulé par la guerre à laquelle il a du participé. Ayant vécu la perte de son équipe sur une mine on comprend bien que celui-ci ne puisse faire à moins que de choisir la voix de la lente et progressive dissolution de son être dans une zone de la planète où la vie semble être dédié à cela. On peine à croire que cela existe vraiment… D’ailleurs la performance démente de ce comédien transcende le jeu d’acteur en tant que tel tant il épouse la forme même de la ville se mouvant animalement parmi cette jungle de béton où les canaux sont secs et les artères fémoralement brisées de la ville sont le prolongement de ce corps saillant assailli par sa propre ossature. Ainsi en contrepoint le corps chaleureux et chaste d’Ana surprend par sa gracilité et son humanisme tant le cauchemar est vivace. La cause en est la recherche de son frère perdu ce qui sous-tend toute la trame du film on se surprend à y lire un je ne sais quoi de quête documentaire mais ça ne prend pas, c’est d’humanité pure dont le réalisateur veux nous parler. En somme les thématiques de se film sont inépuisables tant le sujet frappe par la profondeur de son acuité.