En 1962, Johannes Leinert, étudiant en physique, présente sa thèse sur « La théorie du tout », qui expliquerait la totalité des phénomènes physiques observés dans l’univers. Alors qu’il accompagne son directeur de recherche à un congrès scientifique dans les Alpes suisses, où un scientifique iranien doit démontrer une nouvelle théorie physique, de mystérieuses disparitions se succèdent, et, peu à peu, l’atmosphère se teinte d’inquiétante étrangeté, le ciel devient lourd, le soleil aveuglant, et la montagne glaciale et suffocante, sous la bande originale retentissante de Diego Ramos Rodríguez, à mi-chemin entre Strauss et Bernard Herrmann. Arrivé au chalet, lors d’une soirée-concert, Johannes fait la rencontre de Karin, une énigmatique pianiste de jazz qui semble l’avoir toujours connu.
Avec sa photographie épurée en noir et blanc, le film ne tombe jamais dans une esthétique artificielle et sans âme, et baigne dans une image semblant appartenir à une dimension temporelle nouvelle, à la fois teintée de mélancolie et de mystère. Dans Universal Theory, la réalité rationnelle étayée grâce à la présence des physiciens et du congrès se dissout peu à peu dans l’énigme, la peur et l’obsession de la vérité. La montagne devient trop immense, trop menaçante, dissimulant un secret qui envahit peu à peu le récit, concentrant alors toute sa tension dramatique. Inondées de la musique assourdissante et omniprésente de Diego Ramos Rodríguez, les images perdent pied avec la réalité tout en suscitant un sentiment d’angoisse croissant et accablant—on pense notamment aux films d’Hitchcock—, mais créant également toute une dimension symphonique, où les montagnes ajoutent au sentiment d’immensité et d’infinité absconses. Sous la forme d’une quête obsessionnelle d’élucider le mystère, Universal Theory compose un kaléidoscope d’univers sur deux niveaux, mêlant fantastique, thriller, manifeste scientifico-philosophique d’un côté, et le concept du multivers. Le titre du film et son sujet de départ renvoient à une perspective particulièrement ambitieuse, d’explication absolue du tout, mais se métamorphosant plutôt en un voyage mélancolique vers une vérité dont on ne sait si elle existe vraiment. D’abord sous la forme d’une enquête à élucider, la contemplation prend le pas sur la péripétie énigmatique, donnant à voir une véritable œuvre à plusieurs voix, où l’impénétrable mystère a quelque chose de bouleversant et magistral.
Universal Theory se déploie telle une épopée polyphonique, où la montagne règne de son immensité mystérieuse – à la manière du sublime burkien ou des peintures de C.D.Friedrich -, et dont les strates illustrent l’infini possibilité de niveaux de lecture. La thématique du multivers se glisse et se transforme jusque dans la structure même du film, menant à un voyage immersif à la croisée des genres et des mondes. Car si c’est l’un des thèmes majeurs de Universal Theory, le multivers ne se manifeste pas seulement dans le contenu du récit initial, construit autour de la thèse de Johannes et de ce congrès scientifique qui n’a jamais lieu ; mais aussi dans la superposition des genres (thriller, fantastique, SF) ; la narration, circulaire, arborescente, juxtaposant les temporalités, et jouant sur les ellipses, les échos et scènes parallèles ; les images, dont la composition suit une géométrie particulière d’ombres et de lumières ; et la musique, symphonique et bouleversante lorsqu’elle est extradiégétique, et aux accents baroques de jazz lorsqu’elle est intradiégétique. Les mondes réels, imaginaires, scientifiques, fantastiques ou introspectifs de Universal Theory dialoguent entre eux comme s’ils formaient un tout uniforme. Peut-on alors parler de thriller fantastique ? Ou est-ce une histoire d’amour et de fantômes ? L’exhumation d’une mémoire traumatique ? Un récit de science-fiction, une étude philosophique du temps, un documentaire scientifique ? Un labyrinthe de la folie ? Une symphonie-catastrophe, ou un essai sur les limites de la physique quantique ? Autant de définitions qui ne pourraient prétendre à cerner le film de Timm Kröger, qui, malgré son caractère ambitieux et son sujet apparent hermétique, s’attache davantage à exprimer la réalité qui nous échappe et à soulever des interrogations, qu’à élucider ses plus obscures contingences. Dans ce multivers de genres, le film noir côtoie la Nouvelle Vague, la science-fiction l’intrigue policière, et le thriller le drame romantique, au beau milieu de ce cadre alpin dont l’inquiétante étrangeté emprunte aussi bien à Kubrick qu’à Lynch et Hitchcock, Tourneur ou Huston. Mais ces allusions fortuites puisent dans cette mémoire d’images collective comme pour plonger dans un décor hanté par les fantômes du passé, où la réalité se délite, les identités se fragmentent, la temporalité s’effrite, et le mystère s’engouffre dans chaque brèche narrative : comme un cabinet de curiosités cinématographique, où Carlotta Valdes se réunirait avec Sam Spade (Le Faucon maltais), Mme Muir, Lemmy Caution (Alphaville) et les réplicants de Blade Runner.
Universal Theory plonge dans l’énigme dès son ouverture, par une savante mise en abyme, voire une métalepse : Johannes Leinert, le protagoniste-narrateur, est interviewé lors d’une émission de télé en couleurs pour son « roman fantastique : La théorie du tout ». La conversation entre le présentateur et Johannes tourne en rond —tout comme le film de Timm Kröger même, habité de disparitions et réapparitions—, et n’aboutit jamais à une explication —comme le congrès scientifique qui n’a jamais lieu. « D’abord, ce n’est pas de la science fiction, ni de la littérature fantastique. Malheureusement, l’éditeur voulait un roman », explique Johannes. L’animateur répond : « Mais c’est une histoire mystérieuse. Les jeunes diraient psychédélique ou far out. Il y a ce congrès dans les Alpes suisses. Puis peut-être une conspiration d’hommes mystérieux. Une femme, bien sûr. Est-ce une histoire d’amour ? ». Johannes rétorque alors que « ce n’est pas une histoire ». Cette mise en abyme narrative joue sur ce brouillard des genres, sur cette contingence du récit, et, plus essentiellement, sur l’ontologie narrative. La théorie du tout n’est-elle pas finalement celle de la narration propre à Universal Theory ? Un ensemble d’interactions fondamentales, entre mode, instance, niveaux narratifs et temps du récit ? Une théorie, qui comme dans son problème en physique —qui consiste à unifier la mécanique quantique et la théorie de la relativité générale—, se heurterait narratologiquement au paradoxe de l’espace-temps : comment articuler les particules narratives, visuelles et sonores, ponctuelles et imprévisibles sur l’écran, avec les arcs narratifs, thématiques, émotionnels et temporels, structurés et continus, qui vont au-delà de l’écran ? En l’occurrence, comment transformer ces images des Alpes suisses enneigées en sentiment d’inquiétante étrangeté ? Ces ruptures visuelles, avec cette neige tombant sur un ciel obscur, comme des astres flottant dans l’insondable univers ? Ou la voix de Karin, en réflexion psychologique autour de la notion de mémoire et de refoulement ? Ou cette scène où personne ne croit Johannes, en compassion si forte, que l’on souhaiterait traverser l’écran pour prendre sa défense ? Autant d’interrogations cinématographiques qui se soulèvent à mesure que la quête scientifique du protagoniste avance, s’enfonce, et se fait engloutir par une réalité qui vole en éclats, dont les fragments se dispersent dans l’espace-temps de Universal Theory, pour un voyage dans le multivers.
Au long de cette odyssée à la croisée des genres et des univers, Timm Kröger adopte une narration imagée et sonore du mystère, construite autour du paradoxe vertigineux des mondes parallèles et de l’existence en tant que multiplicité, fragmentation, récurrence et dédoublement. Universal Theory se déploie comme une longue symphonie du paradoxe : expliquer l’inexplicable, comprendre l’incompréhensible, connaître l’inconnu. Par un langage fondé sur l’antonymie, Timm Kröger dessine un labyrinthe, dans ce décor de montagnes, immenses et (a priori) impénétrables, dont les échos résonnent entre altitude et souterrain ; terrestre et extraterrestre ; rationnel et fantastique ; amnésie et mémoire traumatique ; fantômes et cadavres ; rêve et cauchemar ; destinée et contingence ; disparition et illusion. À ce titre, le personnage de Karin porte en elle beaucoup de ces dichotomies : énigmatique et semblant venu d’un autre monde, elle a quelque chose d’à la fois tangible, appartenant à la plus palpable réalité, mais aussi énigmatique et allégorique, en ce qu’elle pourrait représenter la mémoire traumatique refoulée de Johannes, comme si elle était un double de sa conscience. On ne sait réellement si Johannes et Karin habitent le même univers, s’ils se sont connus dans un autre espace-temps, s’ils sont clones, s’ils sont vivants au même moment ou si l’un d’entre eux est un fantôme. Elle apparaît comme elle disparaît, et, lorsque Johannes finit par retrouver Karin des années après sa disparition lors de l’arlésienne du fameux congrès scientifique de 1962, elle a rajeuni —« Pour elle, il n’était qu’un vague souvenir d’enfance »—, comme si elle avait voyagé à une vitesse proche de celle de la lumière : c’est le paradoxe des jumeaux. La première fois que Johannes fait la rencontre de Karin, c’est la nuit et la pleine lune. L’obscurité est pénétrante, onirique, et le haut du corps de Johannes, en contre-plongée, est encadré par un faisceau de lumière blanche transperçant l’opacité, comme une apparition extra-terrestre. Un orage éclate, et il se réfugie dans une église vide où les éclairs dardent les vitraux, le ventre siffle dans les murs, et le tonnerre résonne dans la nef. C’est là qu’il aperçoit pour la première fois Karin, comme une apparition spectrale. Peut-être une énigme, mais, symboliquement, elle convoque une parcelle de réalité à laquelle Johannes a espoir de se raccrocher, quel que soit l’espace-temps qui lui est donné à vivre.
Au-delà de ces ramifications narratives imprégnées de mystère, Universal Theory est un immense et bouleversant conte romantique de rêve, de disparition et de solitude, quelque part entre quête de vérité et ruines de la mémoire, où les avalanches ressemblent à des cascades et les nuages à des vagues. Johannes Leinert est à la fois un génie incompris, l’archétype du savant fou dont la théorie même finit par le dépasser, mais aussi un homme englouti par la solitude et son passé, à l’identité fragmentée, et à la mémoire traumatique insaisissable. En ce sens, Universal Theory pourrait s’interpréter comme une tragédie de la quête de sens et de vérité : à trop sonder la réalité, celle-ci s’éloigne, se brise, devenant plus impénétrable que jamais, et engloutit le rationnel jusqu’à la folie. La profonde solitude de Johannes se matérialise dès l’ouverture du film, lorsque le présentateur de télévision rit avec le public de ne rien saisir de ce que Johannes dit, puis, lors de l’analepse douze ans plus tôt, lorsque, une fois arrivés à l’hôtel dans ce décor alpin, le réceptionniste dit avoir nulle trace du nom de Leinert sur son registre. Alors lorsque Karin apparaît sur son chemin, et peut lui conter ses souvenirs enfouis, Johannes semble avoir trouvé son double, la moitié qui elle seule pourrait combler son identité brisée et sa raison engloutie par la folie obsessionnelle de vérité —sa démonstration scientifique avec sa théorie du tout, son enquête sur les mystérieuses disparitions des montagnes, sa mère, ses souvenirs, son destin.
Universal Theory creuse sous les montagnes, comme pour saisir leur mystère, conjurer leur immensité, fermer les yeux devant leur éclat. Pourtant, sous terre ou dans le ciel, c’est l’immensément petit face à l’adversité de l’infiniment grand.
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Rémi
Pour avoir revu le film hier, l’article dit juste. Même si le film reste suffisamment énigmatique pour laisser la place au questionnement, pour moi c’est bien à Karin que s’applique cette phrase.
Eléonore VIGIER
AuthorOui car cette citation apparaît dans la voix off de « l’épilogue », lorsque Johannes retrouve Karin. La phrase se poursuit d’ailleurs par « Ils se lieraient d’amitié », et précède le moment où il a un enfant avec elle.
Lucas
Sauf erreur de ma part, ce n’est pas à Karin que s’applique la phrase « Pour elle, il n’était qu’un vague souvenir d’enfance. », mais à Suzi.
C’est elle qu’il retrouve, et elle ne l’a que brièvement croisé quand elle était enfant.