Un Américain à Marseille
Alors qu’il était considéré comme une valeur sûre mais toujours un peu confidentielle du cinéma d’auteur « Sundance », Tom McCarthy avait décroché la timbale en 2016 avec son très beau Spotlight, qui lui avait permis de remporter l’Oscar du meilleur film et du meilleur scénario. Le retour du réalisateur était attendu ; ce dernier aura couvé pendant cinq ans afin de finalement faire éclore son sixième long-métrage, Stillwater, film en grande partie tourné dans une ville de Marseille qui s’inscrit formidablement dans ce récit résolument américain.
Bill Baker (Matt Damon) est un ouvrier travaillant dur pour pas grand-chose dans la ville de Stillwater, Oklahoma. Il vit seul mais se rend fréquemment en France, à Marseille, où sa fille Allison (Abigail Breslin) purge une peine de prison pour le meurtre atroce de son amoureuse, crime qu’elle a toujours nié avoir commis. Un nouvel élément tendrait à faire reconsidérer l’accusation par la justice mais son avocate (Anne Le Ny) refuse de s’y pencher tant tout accable sa cliente. Bill mène alors lui-même son enquête et arpente Marseille et quelques-uns de ses quartiers troublés pour tenter de faire sortir sa fille des Baumettes, ceci avec l’aide de Virginie (Camille Cottin), comédienne de théâtre de laquelle l’Américain va se rapprocher.
Ne pas se fier à la bande-annonce qui tourne depuis quelques semaines et qui pourrait faire penser que Stillwater serait en fait une sorte de film d’action musclé, de vigilante gros bras où l’on aurait remplacé le spécialiste du genre Liam « Taken » Neeson par Matt «Jason Bourne » Damon. Le film de McCarthy est justement l’inverse : une œuvre dont l’intrigue de série noire patine, servant de prétexte à l’élaboration d’un réseau émotionnel et sentimental véritablement solide entre les divers personnages. Nous retrouvons avec plaisir la patte scénaristique de Tom McCarthy en cela qu’il se permet de faire de la stagnation et de l’impuissance qu’elle provoque les véritables enjeux dramatiques de son film. La formidable enquête de Spotlight reposait bien sur ces moments d’enlisement filmés avec un sérieux classique visant à enrichir la caractérisation de personnages n’étant plus alors les faire-valoir habituels servant une intrigue débridée. Le même sillon est creusé avec Stillwater, où l’enquête débouche sur de multiples impasses, où les évolutions de l’intrigue adviennent presque par hasard et réveillent alors les pulsions enfouies de son riche personnage principal.
Bill est un personnage passionnant, corps-bulldozer renfermant une âme fragile et cabossée, dont on devine les fêlures sans savoir de façon claire et précise ce qui les a provoquées, cherchant à sauver une fille qui ne le connaît pas vraiment du fait de ses nombreuses absences lors de son enfance pour atteindre à une sorte d’absolution qui devra provoquer, théorie des dominos oblige, d’autres sacrifices terribles. Il y a dans le parcours qu’effectue Bill dans les rues de Marseille tout au long du film une sorte de chemin de croix sans religiosité, sa démarche lourde et instinctive l’emmenant d’un lieu à l’autre pour tenter de retrouver un passé qu’il a perdu de façon coupable tout en lui faisant miroiter un avenir heureux dans lequel son impulsivité ne lui permettra pas de se plonger. Il y a quelque chose d’éminemment eastwoodien dans la mélancolie distillée par le film, évoquant la galerie de personnages brisés par la vie de ce chef-d’oeuvre du maître californien qu’est Million Dollar Baby (2004). Bill, sa fille, Virginie, la fille de cette dernière sont en effet des personnages abîmés, décrits de façon réaliste, avec lesquels nous ne pouvons finalement qu’entrer en empathie , qui sont écrits avec une telle précision et une telle justesse (nous pouvons reconnaître la patte de Thomas Bidegain lorsqu’il est à son meilleur) que leur détresse disséminée tout au long du film rend ce dernier par moments absolument déchirant.
Les zones d’ombre du personnage de Bill ne sont pas les seuls constituants permettant d’en faire un être aussi fragile que mystérieux ; le fait qu’il ne maîtrise pas la langue du lieu dans lequel il enquête en fait un homme incomplet car inapte à accomplir sa mission salvatrice. Le personnage de Virginie, qui joue les traductrices avant d’héberger l’Américain sous son toit en échange de travaux de bricolage et d’instants de garderie pour sa fille, est la pièce manquante (elle est dépositaire de la langue française) faisant de lui un homme qui atteint un aboutissement en se voyant dans l’autre. Ou quand l’incompréhension du langage permet paradoxalement de rapprocher des âmes en peine qui ne demandent que cela. Stillwater est donc un beau film d’amour dans le sens où la notion d »amour (sentimental, amical…) peut être défini comme l’alliance d’êtres absolument complémentaires.
Un dernier mot sur l’acteur principal de Stillwater : Matt Damon est décidément l’un des interprètes les plus impressionnants du cinéma américain contemporain, qui n’a pas son pareil pour retranscrire simultanément une sorte de minéralité brute et cette délicatesse pleine de désarroi qui le rend si émouvant. Si le film de Tom McCarthy regorge de belles qualités et d’une solidité classique à toute épreuve, il s’avère que Matt Damon fait aussi pour beaucoup dans l’attachement que l’on peut avoir pour cette œuvre à l’âme pur et au cœur brisé.
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