Il existe des films qui valent par la réévaluation du monde qu’ils opèrent, par le rythme ou plutôt l’arythmie qu’ils adoptent afin de se placer en marge d’une marche frénétique, se faisant par là même films-mondes, émancipés d’un réel auquel ils s’accrochent pourtant de manière solide afin de mieux le sonder par effet de comparaison avec l’univers qu’ils y enchâssent. Days, onzième long métrage de cinéma du Taïwanais Tsai Ming-liang (et son premier depuis une dizaine d’années : le chef-d’œuvre Les Chiens errants date de 2013), est l’un de ces films aussi rares et essentiels que déstabilisants, dont le statisme, le goût du regard ou plutôt de l’observation font de la sortie de la salle une forme d’épreuve, d’agression due à la frénésie tourbillonnante d’une réalité par trop rapide.

Marche lente (Lee Kang-shang) (©Capricci Films)

La beauté de Days provient de ce déséquilibre entre diverses cadences, créant une cohabitation entre dilatation et accélération temporelles générant une esthétique propre à son auteur. L’élément-pivot de cette dernière se trouve être l’acteur principal du film. Lee Kang-sheng est de toute la filmographie de Tsai Ming-liang, depuis la première œuvre du cinéaste, Les Rebelles du Dieu Néon (1992). Nous l’avons vu grandir, évoluer, se transformer au fil du temps, dans une démarche spectatorielle et artistique pas si éloignée en ce qui le concerne de celle adoptée par quelque entomologiste scrutant les agissements de son objet d’observation en considérant le contexte, l’atmosphère, les circonstances dans lesquels il est littéralement plongé. En ce sens, Lee Kang-sheng et le regard que Tsai Ming-liang et nous, spectateurs, lui portons constituent littéralement une expérience, avant même de prendre en considération la mise en scène ultra-picturale et pourtant minimaliste du réalisateur taïwanais.

La maladie que Lee a contractée juste après Les Rebelles du Dieu Néon, ayant altéré sa démarche et déformé son corps, est devenue au fil du temps le conducteur « narratif » principal du cinéma de Tsai, jusque dans sa série d’installations Slow Walk dans laquelle le cinéaste filme son acteur-fétiche marcher lentement dans plusieurs villes du monde (dispositif repris ici lors d’un plan nocturne de toute beauté). Nous usons des guillemets pour le terme « narratif » du fait que le cinéma de Tsai Ming-liang cherche justement à se vider de l’idée de récit et d’efficacité afin de toucher au plus près de la force cinégénique des rares mouvements ou, au contraire, du statisme de son acteur-personnage.

Personnage agissant (A. Houngheuangsy) (©Capricci FIlms)

Que raconte Days, cependant ? Le contraste entre la vie au ralenti de Kang (Lee Kang-sheng, donc) et le bouillonnement de la ville de Bangkok dans laquelle il erre lorsqu’il ne s’en isole pas. Sa maladie lui fait croiser la route de Non (Anong Houngheuangsy, jeune hère laotien repéré par Tsai Ming-liang et devenu acteur grâce à lui), aide à domicile faisant du mouvement une raison d’être, apportant soin et apaisement à son patient mutique. Deux pôles s’affrontent donc par le truchement des deux personnages : l’observation (Kang) et l’action (Non, et plus généralement Bangkok). Le cinéaste caractérise ses protagonistes par l’usage de la longueur et de la fixité de plans-séquences d’une beauté graphique soufflante, parvenant à faire du réel brut dont il s’empare (la maladie de son acteur principal, le vie bordélique faite de labeur et de rapines en tous genres de son autre acteur, la conservation de leur nom, le filmage quasi documentaire de Lee Kang-sheng errant dans les artères bangkokiennes…) l’outil théorique et formelle du cinéaste-peintre qu’il est. En cela, Tsai Ming-liang n’a peut-être comme égal contemporain que Pedro Costa, autre artiste transcendant le matériau réaliste dont il use pour créer ses images faites d’ombres et de lumières.

Champ et contrechamp (Lee Kang-sheng) (©Capricci Films)

Days commence où s’arrêtait Les Chiens errants, dont le final magistral montrait un homme regardant une fresque peinte sur les murs d’un lieu en ruines, puis son visage observateur. Le premier plan du nouveau Tsai Ming-liang, absolument extraordinaire, prolonge encore le regard fascinant de Lee Kang-sheng tout en le radicalisant formellement : le cinéaste montre son acteur assis dans un appartement en train d’observer fixement et d’écouter placidement la pluie tomber. A la fixité et à la placidité de Kang s’accolent celles de la caméra qui, située à l’extérieur du logement, enregistre tout à la fois l’intérieur (l’homme assis) et l’extérieur par le biais du reflet du carreau de la fenêtre (le faîte d’un bouquet d’arbres et le rebord du balcon obstruant partiellement la vue) ; elle filme surtout le champ et son contrechamp dans le même cadre, théorisant par la superposition ce souci de scrutation propre au spectateur de toute œuvre d’art. Nous nous retrouvons dès le premier plan du film comme un égal du Lee Kang-sheng de la fin des Chiens errants et de celui du début de Days, englobant un monde entier dans la vaste étendue de notre regard.

Si la fixité du dispositif caractérise l’atonie de Kang (personnage et acteur confondus), elle permet aussi de dessiner les contours de Non par effet de contradiction ; posée dans le logement de l’aide à domicile, elle enregistre le mouvement perpétuel du personnage revenant chez lui après une journée de labeur, entrant et sortant constamment du champ pour vaquer à ses diverses occupations domestiques, antithèse de Kang mais s’arrangeant pourtant avec cette esthétique de la durée chère à Tsai Ming-liang permettant l’absorption hypnotique du regard dans un quotidien pourtant tout ce qu’il y a de plus prosaïque. Le titre Days semble de ce point de vue parfaitement parlant : le cinéaste ne cherche rien de moins que de filmer l’écoulement du temps le plus monotone (autant celui de Kang regardant par le fenêtre que celui, presque aliénant, de Non), faisant passer les jours vides les uns après les autres, et de le magnifier par son appétence pour la picturalité et l’épure formelle.

Cinéma sensualiste (Lee Kang-sheng ; A. Houngheuangsy) (©Capricci FIlms)

L’enjeu profond de Days semble se trouver entièrement concentré dans la rencontre entre les deux personnages, dans un rapport à la plus pure corporéité : Non soigne et manipule Kang afin de le soulager des douleurs dues à son étrange maladie dégénérative (nous retrouvons encore une fois la dialectique de l’action et de la passivité), avant que les soins ne se changent en une éblouissante scène d’amour homo-érotique, dont la sensualité devient presque inévitable au regard de la trajectoire du film. Car que semble-t-il chercher sinon le plus parfait point d’équilibre entre deux mondes disjoints et antagonistes, et qui ne peut être atteint que par la beauté de la confrontation des corps et une sorte d’osmose amoureuse certes éphémère mais réelle ? Ou quand la dureté du monde, qui envahit la vie des uns (Non) ou isole cruellement les autres (Kang), se retrouve assourdie par la grâce des corps amoureux et érotiques. Derrière les aspects austères de Days (et du cinéma de Tsai Ming-liang en général) se dissimule donc un cinéma étonnamment sensualiste, où la chair n’est rien d’autre qu’une sorte de havre salutaire, instrument de résistance contre la marche forcée du contemporain. Le dernier film du réalisateur taïwanais est un nouveau chef-d’œuvre.

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A propos de Michaël Delavaud

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