Le cinéma de Tyler Taormina, qui nous avait déjà ravis avec son magnifique Ham on Rye sorti en 2021, ressemble à s’y méprendre à l’un des personnages de son nouveau très beau film, Noël à Miller’s Point (Christmas Eve in Miller’s Point), retrouvailles presque obligatoires de famille en cette période de fêtes où le plaisir de se revoir, entre véritable joie et contrainte rituelle, a tout du vernis social. Ce personnage, donc, est l’oncle Ray (Tony Savino), homme sans qualités ni défauts, gentil, rustre, grande gueule, moyen. Mais Ray a un talent caché d’écrivain ; il amène lors de ce réveillon familial le tapuscrit de son roman pour que l’un de ses neveux y jette un œil. Oublié sur le coin d’un meuble et récupéré par un membre de la famille, cette oeuvre encore anonyme est lue devant des convives éméchés d’abord rigolards puis de plus en plus touchés par la prose formidable de cet oncle dissimulant mal sa fierté d’émouvoir, enfin, cette famille histrionique. Outre la beauté discrète de cette scène très émouvante évoquant vaguement le chanson allemande faisant taire les soldats braillards de la fin des Sentiers de la gloire de Kubrick (1957), il s’avère qu’on peut considérer Ray comme une sorte de double de Taormina et de son cinéma : un personnage qui semble être ce qu’il n’est pas. En effet, si Ham on Rye contenait en lui tous les ingrédients du teen movie pour finalement le transcender et en faire une odyssée onirique menant ses adolescents vers la déliquescence de l’âge adulte, Noël à Miller’s Point n’a fort heureusement du film de Noël que les apparences du genre, tempérant les joies et la guimauve pour créer une étrange nostalgie, celles des dernières fois.

Rite de passage en famille (©Paname Distribution)

Le film ne raconte dans le fond pas grand-chose sinon la progression de cette soirée de réveillon dans une famille italo-américaine, sa nuit traversée de part en part par les élans festifs nécessairement mâtinés d’une mélancolie sourde, la frénésie de ses embrassades avec oncles, tantes, cousins, grands-mères à peine croisés lors du reste de l’année, les scintillements aveuglants du sapin de noël et autres illuminations parfois attendues de pied ferme (la scène de la parade des pompiers), les préparatifs du repas de famille, les disputes d’alcôve pour savoir si la vieille maman plus ou moins impotente de la fratrie adulte doit être placée dans une résidence pour grabataires, la nourriture à profusion lors d’un repas gargantuesque lors duquel sourd cependant de véritables tensions générationnelles… Noël à Miller’s Point, multipliant les personnages et leurs points de vue, leurs micro-récits constituant une forme de kaléidoscope familial, misant dans un premier temps sur le trop-plein de l’agitation excitée de Noël, brille par un sens de l’artifice qui n’a rien de gratuit, caractérisant un ensemble de personnages cherchant à combler le vide relationnel personnifié par la grand-mère qui, si elle discute avec ses petites-filles qu’elle semble considérer comme la prunelle de ses yeux, n’en demeure pas moins un élément inactif de la famille, donc révélateur d’une certaine forme de vacuité généralisée. Le projet de son isolement en maison de retraite, à double tranchant, signifie donc tout autant une sorte d’exfiltration d’un élément intrus déséquilibrant la suractivité frénétique de la famille que la perte d’un jalon transformant ce réveillon de Noël en une inévitable fin de cycle.

Inactivité des anciens (©Paname Distribution)

De ce point de vue, Tyler Taormina semble finalement faire œuvre de cohérence implacable au sein de sa filmographie, faisant de cette veille de Noël une sorte de rite de passage, thématique qui guidait déjà entièrement Ham on Rye et que la seconde moitié de ce Noël à Miller’s Point, fugue de deux adolescentes de la famille parties retrouver leurs amis pour faire les quatre cents coups, ne fait que confirmer. Cette équipée aussi loufoque que poétique, au charme vénéneux, permet à la frénésie du long métrage de retomber, comme si le film était fatigué de lui-même. Sa partie adolescente ressemble à une forme d’excroissance de Ham on Rye, œuvre qui faisait le récit de la bascule à la fois paisible, anxieuse et quasi onirique de l’enfance vers l’âge adulte par le truchement d’un rite sexuel euphémisé par le symbolisme de son étrange mise en scène ouatée. La séquence la plus sereine de ce faux film de Noël reste la scène des invitations en voiture ; les adolescents de Miller’s Point sont regroupés dans un cercle d’autos tous phares allumés, les garçons, les uns après les autres, invitant les filles, les unes après les autres, à les rejoindre pour, simplement, se retrouver, jouer ensemble, partager des sucreries ou se rapprocher physiquement pour diverses embrassades et autres contacts un peu plus charnels. Le long métrage prend alors des allures de proche cousin du film précédent de Tyler Taormina, assumant une nouvelle forme de passage d’un état à l’autre, de l’adolescence à l’âge adulte, plus ou moins métaphorisé selon les situations se déroulant dans les habitacles des véhicules. Tout ceci est d’une douceur assez bouleversante, et émeut d’autant plus que ce parfum de première fois s’évanouit dès l’instant passé et ne peut par essence pas être reproduit. La confrontation de l’avant et de l’après transpire en cela une certaine forme de cruauté par son caractère aussi unique qu’éphémère. Le sommet de l’adolescence concorde avec le moment de sa chute irrémédiable vers l’âge adulte.

Enfants en passe de devenir adultes (©Paname Distribution)

En cela, Noël à Miller’s Point peut se voir considéré comme une suite tacite de Ham on Rye. Que sont en effet devenus les gosses ayant passé le cap de la virginité dans ce dernier ? Peut-être ont-ils évolué vers le caractère normatif des adultes fêtant ici avec force vigueur et goût de l’artifice une tradition de Noël elle-même rendue caduque par l’éviction probable de sa doyenne lors des années qui suivront. Aux ados peu ou prou libertaires succèdent des adultes attentifs au rite de passage annuel et renouvelé, ce qui semble d’autant plus ironique que cette métamorphose a lieu à la suite d’un autre rite de passage marqué, lui, par sa fulgurance et sa persistance dans la seule mémoire de ceux qui l’ont suivi. La fin de Noël à Miller’s Point semble en cela joliment douce-amère : rentrant dans la nuit feutrée et enneigée après son équipée nocturne, retrouvant la maison endormie des agapes familiales où seul résiste un cousin jouant un air sur un piano fatigué et qui ne la remarque même pas, la jeune Emily (Matilda Fleming) est peut-être devenue l’un de ces adultes qu’elle a fuis pendant cette nuit de Noël fondatrice et, quelque part, destructrice.

Scintillements (©Paname Distribution)

De ce point de vue, dans sa façon de raconter une vie contenue dans une nuit où rien n’est important mais où tout importe dans la construction de l’être, par sa façon hautement originale de considérer le genre du coming of age, Tyler Taormina marche dans les empreintes d’un cinéaste comme David Robert Mitchell, et plus particulièrement dans celles laissées par son premier long métrage, The Myth of the Americain Sleepover (2010), teen movie qui portait en lui une sorte d’étrange gravité poussant à croire que l’issue de la nuit d’errance de ses adolescents en goguette allait influencer le reste de leur vie. D’oeuvre en œuvre, Taormina prolonge l’élan primitif de David Robert Mitchell et le transcende pour créer petit à petit une filmographie fascinante et d’une beauté assez folle, tout à la fois emplie de lumière mais non dépourvue de la part d’ombre que peuvent provoquer en nous toutes les incertitudes vers lesquelles les pas des personnages les guident. Pour le dire autrement, Noël à Miller’s Point, faux film de Noël et vraie perle de cinéma indépendant américain, est sans conteste l’un des films importants de cette fin d’année.

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A propos de Michaël Delavaud

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