La normalité du monstre
En compétition en septembre dernier à l’Etrange Festival après avoir reçu un bon accueil dans la sélection Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes, Lamb, film islandais réalisé par Valdimar Jóhannsson, est une fable morale d’une beauté et d’une finesse assez soufflantes, hantée par une mélancolie grisâtre qu’il est difficile de contrer. Maria (Noomi Rapace, très impressionnante) et Ingvar (Hilmir Snaer Guonason) sont deux éleveurs ovins isolés du monde dans les montagnes islandaises. Le quotidien est morne et rythmée par les soins accordés aux bêtes, la parole semble toujours se raréfier un peu plus ; quelque chose pèse sur leur personne et sur leur couple. Lorsque la mise à bas de l’une de leurs brebis laisse apparaître un agneau très particulier, leur vie va prendre un nouveau départ. Avant que les conséquences de l’arrivée du petit animal ne surgissent de façon inquiétante.
Auparavant créateur d’effets spéciaux pour quelques blockbusters américains, Valdimar Jóhannsson tourne ici son premier film en tant que metteur en scène, et le moins que l’on puisse dire est qu’il s’émancipe des modèles de cinéma sur lesquels il a travaillé. A la dépense énergétique de films comme Rogue One, il préfère les langueurs monotones du drame intime, dont les divers constituants prennent leur temps pour se révéler aux yeux du monde (ici le personnage de Pétur [Björn Hlynur Haraldsson], frère d’Ingvar arrivant à l’improviste dans la ferme ovine de son frère, regard extérieur éberlué par l’agneau monstrueux au sens premier du terme). L’un des deux questionnements passionnants de Lamb se trouve dans l’intrusion de ce regard à l’intérieur du fonctionnement d’une communauté (ici familiale, mais elle pourrait être d’une autre nature), d’un microcosme déjà constitué : quels sont les éléments qui créent la norme ? En quoi le petit agneau est-il anormal puisque Maria et Ingvar pensent, eux, qu’il ne l’est pas ? En cela, ce film est quelque peu perturbant car il interroge directement notre rapport au monde : la première apparition de la monstruosité de l’agneau (nous devinons assez vite quelle sera sa particularité, le récit traîne un peu trop en longueur pour différer cette monstration) peut troubler le spectateur par son aspect chimérique, comme elle trouble de personnage de Pétur lorsque celui-ci voit l’animal pour la première fois ; mais ce qui dérange véritablement est moins l’agneau que le réflexe instantané d’adoption de la part des deux fermiers. Qu’ont-ils perçu de façon immédiate que nous avons, nous, certainement à tort, considéré comme de l’anormalité ?
Leur réaction est certainement conditionnée par la question du deuil qui travaille tout le film et les deux personnages principaux. Nous n’en parlerons pas beaucoup plus pour ne pas trop en dire, mais la véritable dimension morale de ce film brillant se trouve sur ce point-là, et pose une question recelant toute sa mélancolie : a-t-on la possibilité de retrouver ce qu’on a perdu ? A-t-on les moyens, la pouvoir, le droit éthique de chercher à effacer un passé traumatique ? La réponse donnée par Lamb est absolument déchirante. Réussite majeure.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).