Le cinéaste allemand, Veit Helmer étudie méticuleusement les allers-retours d’un téléphérique qui relie un village à une petite ville dans la vallée pour mieux en déployer la portée symbolique. Il axe Gondola autour de la rencontre de deux jeunes employées du téléphérique au cœur des montagnes de Géorgie. Iva (Mathilde Irmann), introvertie et rêveuse, revient vivre dans son village et Nino (Nino Soselia), active et débrouillarde, tente de renverser la dictature du patron du téléphérique. Leurs cabines se croisent une fois toutes les demi-heures, ce qui leur procure un moment de bonheur et de fête. Chaque croisement est l’occasion d’une saynète ou d’un gag : la cabine se fait paquebot ou avion et les deux filles se transforment en personnages ad hoc.

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Ce monde enfantin à l’esthétique colorée très « maison de poupées » au creux des montagnes géorgiennes, région pittoresque et authentique  (dans laquelle ce téléphérique existe bel et bien) convoque la fantaisie et les inventions ingénieuses de Jacques Tati (Mon oncle, 1958), dont l’univers innerve ce dispositif de vallée vue du ciel avec ses drôles de cabines : le tutoriel est comme fourni par les personnages qui les fabriquent eux-mêmes pour s’amuser. Le film se construit autour de la mise en abime de ce dispositif d’un théâtre mobile et en construction.

L’action ne se limite pas à ces mini habitacles suspendus ; elle s’intéresse aussi aux habitants au sol vivant dans des maisons de bois typiques et bariolées de la vallée. Les villageois de ces alpages, vus de haut et en plongée accomplissant leurs activités traditionnelles ou un concert champêtre de scies et de cognées, ressemblent d’autant plus à des poupées, que les cabines, vues à travers leur regard en contrechamp et en forte contre-plongée, les surplombent en passant. Le spectateur évolue dans ce mouvement de va-et-vient permanent, entre le monde d’en bas et celui du haut, comme dans un tour de manège.

Ce ballet aérien d’un téléphérique à l’autre, en travelling avant ou arrière et sous tous les angles procure une sensation de vertige à laquelle la photographie de Goga Devdariani associe de façon délicieuse la fraîcheur de la nature et la sensation de vacances passées dans un pays natal rassurant comme issu des années 1950. Les décors de Bacho Makharadze s’accordent aux effets visuels rétro de Rudolf Germann pour des transformations de téléphériques spectaculaires qui revisitent les grands thèmes de la bande-dessinée de ces mêmes années, comme Tintin, Spirou voire Blake et Mortimer lors de pérégrinations bucoliques.

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L’ombre de Tati plane également sur le design sonore et la communication muette entre les êtres. La riche bande-son de Matz Müller amplifie l’art du mime par un joyeux concert bruitiste : bruits des téléphériques survolant  les maisons, souffles du vent, bruits en cadence des activités paysannes, grondements des machineries, onomatopées burlesques. Les protagonistes endossent des rôles schématiques tendres, humoristiques, enfantins et profonds à la fois, issus de la comedia dell’Arte. Le chassé-croisé des cabines contribue au comique de répétition qui cherche néanmoins à se réinventer : les deux caissières rompent la monotonie de leur tâche, l’une Pierrot facétieux, l’autre Colombine lunaire, en inventant des déguisements et en modifiant le cours des traversées des villageois. Un simple détail enraye le cours du destin : un petit garçon amoureux se rapproche enfin d’une petite fille à qui il envoie en vain des présents dans un panier suspendu ; une vieille paysanne bourrue se réconcilie avec sa fille partie puis revenue.

À ces tableaux vivants gaguesques qui s’enchaînent, le duo rêveur et justicier insuffle la poésie du burlesque par le recours au comique de caractère, de geste, et de situation. La fragilité touchante du mime, par-delà la gestuelle tatiesque, rappelle celle de Cadet d’eau douce (Steamboat Bill Jr, 1928) de Buster Keaton dont le personnage passe justement, comme nos deux rêveuses, d’un rôle et d’un décor à l’autre.

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Mais l’espace de création qui s’ouvre dans ces allers-retours permet également de renverser les dynamiques de pouvoir. Le téléphérique n’est pas qu’un moyen de passer du réel à l’imaginaire, de l’enfance à l’âge adulte, de la dispute à la réconciliation : jouant un rôle central dans la vie des villageois comme dans celle des deux jeunes femmes, il est le lieu d’un rapport de force et d’un combat social. L’énergie vitale et les jeux magiques de l’enfance de Gondola, en rendant lisibles les rapports entre les êtres, simplifient et concrétisent les problèmes et leurs résolutions progressives. 

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À mille lieues des univers formatés ou violents des blockbusters ou films d’animation, Gondola propose une lecture émerveillée, enfantine, délicate du réel :  au gré de ces croisements de cabines, le film suggère que les bonnes relations, comme les jolis décors, se fabriquent par des gestes concrets transfigurant le train-train monotone d’un quotidien suspendu au-dessus du vide.

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