La première séquence de Polaris, documentaire réalisé par la réalisatrice espagnole Ainara Vera, décline à elle seule tout le programme dialectique et esthétique de ce film touchant et surprenant. Elle montre un monde de glace désertique, noyé dans un épais brouillard et envahi par un vent assourdissant tout autre possible sonorité ; à cette capture d’un réel ô combien hostile se superpose la voix off d’Hayat Mokhenache, capitaine de bateaux naviguant en Mer Arctique hurlant son désespoir face à une existence dont elle se sent exclue, taraudée par une vie familiale traumatisante. Cette courte séquence peut faire office de manifeste par son enchevêtrement de réalisme brut et d’expression frontale des affects, faisant des paysages filmés de véritables « paysages-états d’âme », ancrant le documentaire dans une démarche qui se révèlerait romantique dans son essence même. Polaris sortira peu de ce programme, ce qui constitue à la fois sa (petite) limite et sa beauté, faisant de son réalisme même le véhicule menant à une abstraction plus à même de faire ressentir les douleurs intimes et autres contradictions d’une femme cherchant à se retrouver intimement alors même qu’elle fuit paradoxalement un traumatisme qui la constitue pleinement.

Contourner les dangers (©Jour2fête)

Quel est ce traumatisme, donc, conditionnant l’ensemble de la narration dont le souci d’évasion (qui a permis au film de recevoir le Grand Prix du Film d’Aventure de Lons-le-Saulnier) n’est qu’un élement dialectique parmi plusieurs autres ? L’absence de parents, comme souvent. Un père décédé tôt et une mère junkie qui a délaissé, abandonné ses deux filles Hayat et Leila, qui considèrent qu’« elle leur a donné naissance mais qu’elle n’est pas leur mère ». Leila, la sœur cadette, attend une petite fille et communique avec son aînée loin de tout : vont-elles briser la malédiction, la dynastie de la famille dysfonctionnelle ?

Et le dispositif du documentaire de scinder en deux cette sororité pourtant humainement unie, filmant les deux sœurs Mokhenache dans leur espace propre, chacune représentant les deux parts du traumatisme qui les lie : besoin d’isolement du monde, exil volontaire pour donner une forme de concrétisation au rejet ressenti durant l’enfance (Hayat) contre volonté d’un retour à une sorte de norme familiale, filiale afin de rompre le sort malsain qui s’acharne sur leur famille (Leila). Le fil ténu reliant ces deux facettes de la même épreuve, parfois ponctuellement rompu par les trajets glacés de la soeur capitaine au sein des zones blanches arctiques, reste l’appel téléphonique, visant tout à la fois à tenir les deux jeunes femmes informées des vies agitées de l’une et de l’autre et à créer par une parole séparée une sorte de portrait symbolique, complexe, du mal qui ronge les Mokhenache, Janus aux visages d’ombre et de lumière, de refoulement chagrin et d’espoir presque inconséquent.

Redonner vie (©Jour2fête)

Des deux sœurs, celle dont la trajectoire est la plus intéressante, car la plus mélancolique, la plus sombre et, donc, la plus à même d’être éclairée concerne Hayat. Le titre Polaris assume cette attirance pour une jeune femme qui, presque littéralement, s’éprouve face au monde. Naviguant en contournant les icebergs, ou en faisant de ses solides navires des brise-glaces fonçant dans de massifs blocs flottants (un plan en plongée zénithale, terrifiant par sa prise de son amplifiée faisant du morceau de glace l’équivalent d’un rocher potentiellement meurtrier, et d’une beauté sans nom), s’exténuant à la tâche jusqu’à la dernière limite (une séquence la montre à la barre de son bateau, hagarde, crevant de faim et de fatigue et admettant avoir besoin d’êtrre remplacée), en combat perpétuel pour exister dans l’univers qu’elle s’est créé (deux-trois séquences où elle exprime le machisme de son métier de marin), Hayat exorcise son mal par son rapport conflictuel à ce qui l’entoure, jusque dans ses conversations téléphoniques parfois tendues avec Leila. La vie de cette dure à cuire est un combat perpétuel, que les paysages durs et nus qui l’entourent et les éléments hostiles ne font que corroborer. C’est en cela qu’Hayat peut être considérée comme un vrai personnage romantique, arpentant ces contrées lointaines et inhospitalières pour mieux en faire un reflet de la dureté de sa propre vie qu’elle pourrait plus ou moins contrôler, non sans souffrances, en colonisant ce lieu symbolique.

Mélancolie de l’abstraction des paysages (©Jour2fête)

La venue au mode de la petite fille de Leila est un déclencheur : entre une mère maladroite mais très aimante brisant la chaîne des maux familiaux, et une tante se permettant de combattre ses fantômes afin d’envisager un avenir un peu moins maussade, la gamine encore inconsciente de son importance prouve par sa seule présence que tout sort apparemment scellé peut aussi être rompu. De ce point de vue, Polaris, documentaire très émouvant sur la reconstruction d’une famille naufragée remontant à la surface, œuvre touchant à une vraie esthétique mélancolique du moment qu’il filme l’abstraction des paysages du cercle arctique, constitue bel et bien un véritable film de voyage, à ceci près que ce dernier serait moins maritime qu’intérieur.

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A propos de Michaël Delavaud

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