Troisième long métrage du duo autrichien Veronika Franz et Severin Fiala, surtout connu pour son premier film, le mémorable et traumatisant Goodbye Mommy (2014), The Devil’s Bath raconte une histoire de possession qui n’aurait rien de diabolique, jouant résolument contre les attendus fantastiques que le titre du film tendrait à faire croire et préférant jouer sur les attentes d’un mal insidieux, moins prompt à exploser de façon surnaturel à la face du monde qu’à envahir ce dernier par capillarité jusqu’à le rendre parfaitement irrespirable, faisant de ce point de vue de cette œuvre un cousin étonnamment proche du coup d’essai des deux réalisateurs. Peut-être pourrions-nous dans un premier temps envisager une dimension de conte ou de fable à ce récit dont les personnages principaux, époux fraîchement mariés, se nomment Wolf et Agnes, permettant de penser le mariage introductif comme la première étape d’une prédation latente. L’onomastique s’avère cependant ici un chausse-trappe, le prédateur du film n’étant pas tant ce mari finalement placide (voire dominé) que la place attribuée aux femmes de la ruralité au beau milieu d’un XVIIIème siècle dont les Lumières n’éclairent que les milieux intellectuels et urbains, laissant l’archaïsme vivre pleinement dans leur ombre.
Agnes (Anja Plaschg, connue dans le monde musical sous le pseudonyme de Soap&Skin, en charge de la très belle musique du film en plus de le porter sur ses épaules d’actrice vraiment impressionnante) et Wolf (David Scheid) se marient, donc. Comme souvent à cette époque, cette union est moins motivée par l’amour que par des intérêts communs. La mariée ne parvient pas à se faire aimer charnellement par son époux, qui préfère la virile compagnie de ses amitiés masculines avec lesquelles il boit jusqu’au bout de l’ivresse (la dimension homoérotique de Wolf semble tout aussi implicite que réelle). Plus en communion avec la nature qu’avec les travaux abrutissants de la ferme ou avec les activités halieutiques non moins harassantes de son mari, et malgré la meilleure volonté du monde pour se faire accepter, elle passe pour une oisive incapable aux yeux de sa rude belle-mère (Maria Hofstätter). De plus en plus aliénée par sa vie insatisfaisante et par la forte pression religieuse de sa communauté rurale, Agnes développe une forme violente de dépression, la menant au pire…
Le personnage féminin de The Devil’s Bath incarne de ce fait, d’une manière presque allégorique, le poison du mal-être psychologique s’instillant progressivement dans l’âme puis dans le corps d’une femme insoumise mais devant ceder à la soumission pour pouvoir survivre et vampirisée par un chagrin indistinct l’assaillant comme un venin lent et létal. Jamais n’est prononcé le mot « dépression », atteinte psychologique qui n’a pas encore vraiment de nom du fait même que son invisibilité, par son abstraction renfermant par essence le non-dit. Car le mal psychique représente une honte dans une population qui n’a pas le temps de s’occuper des âmes perdues et s’avère une zone ténébreuse, inconnue donc terrifiante, dans laquelle s’enfoncer équivaut à rencontrer le Diable (comme le titre du film l’indique).
L’archaïsme des pensées, celui-ci même qui n’a aucunement conscience de la volonté de progrès philosophiques et scientifiques qui lui est alors contemporaine, exorcise cet inconnu menaçant en créant des sorcières, de vilains êtres de mèche avec le Mal, des figures assassines que le poids des croyances religieuses confirme cruellement dans ce statut. Le suicide étant voué aux gémonies, il vaut mieux en passer par le meurtre pour être condamné à mort et absous de ses péchés par la confession salvatrice. Inspiré par les faits divers d’époque, Franz et Fiala créent à partir du portrait d’Agnes un véritable récit noir, d’autant plus troublant que la coupable n’est pas tant la criminelle elle-même que le rigorisme régnant en maître et provoquant un déferlement de violence par la force obtuse de son dogmatisme aussi impalpable qu’implacable. De ce point de vue, sans dévoiler pleinement le contenu du film, la scène presque finale de confession, d’une puissance dramatique sidérante, se montre sous ses deux aspects de façon simultanée, scellant la condamnation d’un personnage féminin paradoxalement maudit par le mariage tout en étant une libération de larmes et, ultérieurement, de sang.
D’une grande richesse formelle et psychologique, oeuvre ample et exigeante évoquant par sa raideur formelle, son analyse pointue de la mécanique du crime et l’ensevelissement progressif de son personnage dans les sables mouvants de la tristesse ce film magnifique qu’était Bruno Reidal de Vincent Le Port (2021), récit de la fatalité intimement ancrée dans l’emprise d’une foi chrétienne à l’omnipotence destructrice, The Devil’s Bath se fait avant tout intense portrait d’une femme perdue dans les replis d’une communauté ne supportant pas les écarts, d’autant plus si ceux-ci sont féminins.
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