« Ceci est mon histoire, et je vais vous la raconter. »
Vera/Lola Dueñas, Dos Madres.
En littérature comme au cinéma, le recours à l’exergue relève parfois davantage du passage obligé, avec le risque de se complaire dans la référence décorative et pédante, plutôt que de l’illustration programmatique de l’œuvre à venir. On peut d’ores et déjà constater que Víctor Iriarte aura su éviter cet écueil. En guise d’exergue, Dos Madres ne nous en propose pas moins de deux, d’ailleurs. Au premier (une reprise de l’ouverture du Amuleto de Roberto Bolaño) – certes, pertinent sur le caractère inclassable du film, car si un film embrasse de multiples genres du cinéma, il n’en revêt logiquement aucun tout à fait – nous préférons celui qui conclue le prologue du film, le premier des nombreux monologues le constituant : « Ceci est mon histoire, et je vais vous la raconter ». On y retrouve en effet condensé, avec une redoutable efficacité, les différentes dimensions du premier long-métrage de fiction réalisé par le cinéaste ibérique.
Ce film est un témoignage. Plus précisément, la synthèse de nombreux propos recueillis par V. Iriarte au sujet des bébés volés du Franquisme, phénomène organisé qui se poursuivit ensuite tout au long de la Transition Démocratique (1977-1982) et jusqu’aux premières années de la nouvelle démocratie espagnole. D’après les statistiques disponibles, on dénombre aujourd’hui environ 300 000 bébés arrachés à leur mère biologique entre 1940 et 1990, pour des raisons à la fois politiques (punir los rojos, les perdants de la Guerre Civile de la seconde moitié des années 30) et pécuniaires (monnayer l’accès à la parentalité pour des couples fortunés, souvent proches du pouvoir en place ou vivants à l’étranger). En cela, Dos Madres prend place aux côtés de plusieurs films récents s’attachant à entretenir un important travail de mémoire et de lutte contre l’oubli en Espagne, freiné en partie par des lois d’amnistie toujours en vigueur, qui empêchent notamment parents et enfants de reprendre contact à partir d’archives officielles. On pourra citer, à titre d’exemple, le documentaire Le Silence des autres (Carracedo/Bahar, 2018) ou encore Madres Paralelas (2021), dernier long-métrage en date du maestro manchego Almodóvar, auquel le titre choisi pour l’exploitation française (« Dos Madres » plutôt que l’énigmatique Sobre todo de noche (1)) fait immanquablement penser.
Ce film est un récit (« je vais vous la raconter »), en tant qu’il prend la forme d’un jeu de construction du discours et de l’image que l’articulation conjointe d’une matière réelle avec un travail d’imagination place aux antipodes de la reconstitution scolaire ou de la chronique historique disons « naturaliste » privilégiées par une certaine tradition du cinéma d’auteur européen. Le cinéaste invente ici la rencontre entre les deux mères d’un même enfant volé (celle à qui on l’a volé et celle qui l’a adopté) dans un espace et un temps qui ne relève clairement pas d’une réalité directement documentaire, même si son travail est documenté. S’il fallait absolument établir un lien avec le cinéma d’Almodóvar, on ne manquerait pas d’y remarquer ce goût pour une narration sinueuse et le croisement des destins individuels au sein d’un univers personnel, mâtiné de références.
Car ce film est une parole d’auteur : « Ceci est mon histoire, et je vais vous la raconter ». À travers les mots de sa protagoniste, c’est d’abord le cinéaste qui nous parle. Né en 1976, soit l’année (ou presque) de la mort de Franco, V. Iriarte est déjà un artiste chevronné : dramaturge, journaliste, critique, programmateur au festival de Saint-Sébastien, etc. Bien que Dos Madres soit son premier long-métrage de fiction, il compte déjà plus d’une vingtaine d’années d’expérience dans le milieu du cinéma et de l’expression artistique en général. Nous l’avions d’ailleurs rencontré il y a quelques mois au Festival du Cinéma Espagnol de Nantes afin de réaliser un interview pour le site Cinespagne.com. Le lien vers l’entretien est disponible à la fin du présent texte.
Dès les premières minutes du film, la densité de l’expression cinématographique mise en œuvre par ce natif de Bilbao frappe la rétine du spectateur. Non pas uniquement sur un plan purement cumulatif (nous en reparlerons plus loin), mais plus concrètement sur la plasticité avec laquelle il traite le matériau dont il dispose, dans une approche à la fois conscience et instinctive. Même si l’agencement des différents éléments du récit reste constamment pensé, structuré, chaque nouvelle image surprend dans sa propre logique de surgissement, comme si la question de la forme se rejouait à tout instant devant nos yeux (il faut se rappeler de la citation de Bolaño). Dans sa première partie du moins, celle consacrée à Vera/Lola Dueñas – le film étant organisé en trois parties ou chapitres, dont les deux premières s’intéressent à chacune des deux mères du titre – qui sert entre autres à imprimer le style de l’œuvre. Celui-ci repose sur des suites d’associations infinies, fondées sur un ressort plus sensoriel que véritablement intellectuel : ce sont en autres les motifs récurrents des cartes routières qui dès lors qu’elles apparaissent à l’écran nous laissent deviner une infinité de lieux que nous ne verrons pourtant jamais, mais que notre imagination peut aisément reconstruire, ou bien encore l’utilisation remarquable des voix (la plupart du dialogue nous est livré par la voix-off, ce qui dans le régime interne du film, correspond à des lettres que s’échangent les personnages) qui sont autant des vecteurs qui fixent le témoignage ou servent à commenter l’action à l’écran que des éléments sonores d’une partition musicale qui, par les nombreux contre-points et accents qu’elle propose, complète et recompose constamment le montage image.
Bien entendu, la réussite de Dos Madres tient aussi – et surtout – à la force des figures qui l’incarnent et l’habitent. Nous suivons d’un côté Vera/Lola Dueñas (prénom évoquant étymologiquement la vérité ou la foi), la mère biologique, la force agissante, déterminée et vengeresse : elle a infiltré l’administration, le centre névralgique de l’État, pour se tenir au plus près de la vérité. Elle se sait en outre condamnée, ce qui décuple son urgence à agir. De l’autre, Cora/Ana Torrent, la mère adoptive : professeur de piano, reléguée géographiquement « aux marges » du territoire national (elle vit à San Sebastian, à quelques kilomètres de la frontière française) dans une douleur contenue et tout intérieure, comme un double inversé de la précédente. Après nous avoir été présentées dans des segments distincts, les deux femmes se rejoignent finalement auprès de leur fils (Egoz, interprété par le jeune Manuel Egozkue) dans une magnifique troisième partie. Tournée au Portugal (2), les différents fils tissés précédemment s’y unissent dans une parfaite ligne claire, une harmonie qui justifie tout ce que nous venons de voir et concrétise un retour à l’image marquante, l’origine même du projet du cinéaste (deux femmes au bord d’une rivière, NDLR : lire notre entretien).
Si le film démontre à ce moment-là une forme d’accomplissement si puissant, c’est bien parce qu’il irradie tous les niveaux de lecture relevés plus haut. À la manière des fils narratifs et esthétiques déjà évoqués, les protagonistes et leurs douleurs se fondent et se recouvrent (les plans signifiants sur les deux femmes qui finissent par se ressembler et de ne faire qu’une), sans cesser d’exister par et pour eux-mêmes dans un rapport presque mathématique de la transmission : à être ainsi partagée, la douleur s’atténue pour chacun et se transmue en un acte final qui scellera leur destin. Il faut dire que dans son geste de cinéaste et de cinéphile, V. Iriarte n’oublie jamais, malgré la gravité de son sujet et le risque de voir sa forme très recherchée nous maintenir à distance, de célébrer le plaisir du jeu de la création, d’offrir une œuvre généreuse et fertile, aux clins d’œil inévitables. Il suffira de penser à ses deux actrices, Lola Dueñas et Ana Torrent, qui convoquent par leur simple présence respective, tout un pan de l’histoire du cinéma espagnol, à travers notamment deux de ses auteurs les plus célébrés : Pedro Almodóvar et Víctor Erice.
La grande qualité de Dos Madres pourrait se résumer in fine à la complémentarité qui s’opère entre la profusion de son style très composite, des nombreuses voies qu’il explore, modèle et semble réinventer continuellement (donnant au film un caractère parfois expérimental) et son sens accru de l’ébauche, de l’évocation fugace, du détail qui ne demande qu’à faire déborder l’expérience du film au-delà du cadre ou du temps de la projection. À l’image de ce doigt qui sort du chemin balisé de la carte pour suivre une fissure dans le mur. C’est peut-être en définitive la vocation du cinéma : ouvrir des brèches par-delà la surface très/trop lisse de l’écran et nous inviter à réfléchir, à imaginer, à se raconter nous-mêmes des histoires pour faire naitre la vérité d’une expression particulière. « Cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. » écrivait Boris Vian dans le célèbre exergue – encore un – de L’Écume des jours.
Notre interview de Víctor Iriarte pour Cinespagne.com :
http://www.cinespagne.com/interviews/3609-victor-iriarte-sobre-todo-de-noche
(1) « Surtout, pendant la nuit », en français.
(2) Tout comme dans la réalité, les parents et familles des enfants disparus se tournent la plupart du temps vers l’étranger pour mener à bien leurs recherches.
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