On connaît l’appétence de Justine Triet pour la représentation du chaos, son goût pour les intrications désordonnées de la vie personnelle et professionnelle – c’était déjà un thème exploité avec succès dans La Bataille de Solférino. Victoria Spick (Virginie Efira), avocate pénaliste, mère de famille célibataire et débordée, en plein néant sentimental, se trouve prise dans une série d’embrouillaminis privés et professionnels, qui vont vite la désemparer. Le tout prend la tournure d’un cataclysme et réunit les ingrédients d’une bonne comédie.
Victoria investit la veine du burlesque sans trop se soucier de vraisemblance. Après une fête de mariage qui tourne à la catastrophe, Vincent (Melvil Poupaud) est accusé de tentative de meurtre et Victoria accepte à contre-cœur de le défendre. Le baby-sitter de ses filles, Sam (Vincent Lacoste), deus ex-machina croisé au mariage, est un ex-dealer d’une confiance douteuse. Un chien est amené à témoigner au procès de Vincent et, de son côté, Victoria attaque David (Laurent Poitreneaux), son ex-mari, pour diffamation et atteinte à la vie privée. Certes, les personnages frôlent parfois la caricature, mais le jeu des comédiens est toujours juste, servi par des dialogues convaincants et savoureux, révélant leur complexité psychologique sur fond de maladresses et, parfois, de mauvaise foi. Justine Triet ne verse pas dans la peinture des types sociaux ; elle donne une singularité à ses personnages en les affublant de contradictions : Victoria est une avocate brillante, mais pas aisée et elle doit jongler avec ses nécessités économiques et ses névroses personnelles ; Vincent est sans doute plus pervers qu’il n’en a l’air ; Sam est à la fois naïf et manipulateur, tandis que David est un père attachant tout autant qu’un ex-mari fâcheux, un écrivain raté et mégalomane, uniquement en quête de succès. Victoria n’est pas une douce comédie consensuelle : derrière les apparents stéréotypes, le film aborde des thèmes polémiques, tels que la confusion des sphères privée et professionnelle, les préoccupations d’une mère qui délègue ses responsabilités familiales à son jeune homme au pair, ainsi que ses angoisses et sa dépression.
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Bien que tourbillonnant, le film affiche sa théâtralité en exhibant les signes du désordre dans l’appartement parisien de la quarantenaire exténuée : un sol jonché de jouets d’enfants, des dossiers juridiques empilés un peu partout, des vêtements qui traînent pêle-mêle dans la chambre – cette même chambre où défilent les rendez-vous d’un soir, rencontrés sur internet. Pourtant, par ses travellings et ses montages cut, la caméra introduit du mouvement dans un cadre statique et du rythme dans un espace de claustration. Car les objets épars envahissent le cadre jusque dans ses recoins, l’appartement devient le lieu d’un remue-ménage ponctué de scènes conjugales et de crises de panique sur fond de chassé-croisé de personnages plus ou moins opportuns. L’étude de Victoria, vandalisée par un client paranoïaque outré d’une mauvaise publicité, prolonge le grand désordre du foyer. Ces intérieurs chaotiques trouvent leur contrepoint dans des espaces ascétiques : les lieux de juridiction, solennels et austères ; mais aussi les cabinets du psychanalyste, de la voyante et de l’acupuncteur, plus solitaires et mystérieux. Pour être des lieux d’autorité, sinon de retour sur soi ou sur l’action, ces lieux filmés en plans fixes et propices à un tempo plus lent, n’en sont pas moins dédiés à la comédie. Les dialogues cristallisent les effets comiques dans des malentendus hilarants (scènes chez la voyante), un détachement désabusé (scènes chez le psy) et des conflits juridiques pittoresques (scènes de tribunal).
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On pourrait arguer d’un symbolisme un peu trop appuyé, si ce n’est qu’il est distancié par des situations cocasses qui se répètent à l’envi, avec des variations parfois infimes dans les séquences récurrentes. Ce travail sur le rythme éclate la progression dramatique selon une répartition spatiale où chaque lieu devient l’enjeu ou la chambre d’écho d’une péripétie. Car il faut dénouer toutes ces crises : s’occuper des filles, éloigner l’ex-mari intrusif, défendre l’ami accusé alors qu’on est considéré comme témoin de l’affaire, surmonter le vide sentimental et résoudre des problèmes déontologiques aux effets désastreux. Pour rendre compte de l’engrenage et du foisonnement, Justine Triet a fait le choix d’un montage alterné très découpé, travaillant à la fois sur la condensation du rythme et l’éclatement de l’action. On sent que Victoria est beaucoup plus écrit que La Bataille de Solférino et Virginie Efira réussit à placer son personnage sur une brèche permanente ; les acteurs principaux campent l’impudence et l’imprudence, le désespoir et la détermination de leurs personnages en les animant d’une folle énergie. Et ce tourbillon révèle des enjeux de pouvoir et de manipulation, sans jamais le céder sur la légèreté.
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