Veit Helmer – « The Bra »

Inattendu, étonnant ce film sans dialogues réalisé par un cinéaste allemand en Azerbaïdjan, avec Denis Lavant.

Sur son parcours, le train conduit par Nurlan, le protagoniste incarné par l’acteur serbe Miki Manoilović, traverse régulièrement la longue rue étroite d’une bourgade dans laquelle les habitants passent une partie de leur temps, dans laquelle des femmes suspendent leur linge. Un enfant – qui pourrait être orphelin – les alerte pour qu’ils se mettent à l’abri, rentrent chez eux quand le train s’approche. Mais la locomotive accroche souvent des objets qui n’ont pas pu être enlevés à temps. Nurlan, homme au visage triste, mais qui transpire le dévouement et la sympathie, revient régulièrement dans ladite rue pour rendre à leurs propriétaires ces objets, souvent des tissus ou vêtements.

© Bodega Films

Un jour, c’est un soutien-gorge que Nurlan ramène. Mais il ne trouve pas la femme à qui il appartient. Il n’aura de cesse de la chercher, frappant de porte en porte. Son parcours se fait maintenant à pied et les rencontres sont pour lui nombreuses. Parfois très courtes, quand un habitant ou une habitante lui ferme brutalement la porte au nez. Parfois plus longues, lorsqu’une femme le fait entrer chez elle pour essayer le sous-vêtement.
Nurlan cherche a priori la propriétaire du soutien-gorge pour simplement le lui rendre. Il rencontre certes des femmes qui lui font comprendre que celui-ci ne leur appartient pas, mais aussi des femmes qui l’essayent, et qui voudraient faire croire que c’est le leur. Pour certaines, le sous-vêtement est trop grand, pour certaines trop petit. Nurlan repart et cherche encore…
C’est que le soutien-gorge a une autre fonction et une autre signification que celles qu’on peut lui attribuer de prime abord, que celles que Nurlan y voit probablement au niveau conscient.

Le conducteur de train semble être à la recherche d’une femme – d’une épouse. Il se trouve que celle dont il demande la main dans le petit village où il habite lui est refusée. Le soutien-gorge qui est un objet à travers lequel passent pour lui le désir, le fantasme est un possible sésame. Une sorte d’objet transitionnel. Mais aucune femme ne lui convient et/ou quelque chose en lui l’empêche de trouver la femme qui lui convient, car celle-ci doit peut-être finalement rester objet de désir inassouvi, fantasme, souvenir. Cendrillon est inatteignable.
Cela dit, on a l’impression que malgré la pudeur apparente de Nurlan, se cache bien une pulsion quasiment irrépressible… Car que de femmes voit le protagoniste ! Que de seins entraperçoit-il ! Et ce parcours, ces rencontres posent d’ailleurs problème. Il y a transgression – le motif de la pomme est présent à l’image – et Nurlan sera puni. La sanction n’est pas fatale, mais il s’en faut de peu. Le conducteur doit la vie sauve à l’enfant alerte évoqué plus haut. Nurlan l’adopte ; ce gamin devient son enfant sans femme. Deux êtres plutôt solitaires et rejetés par une partie de la société – l’enfant est vu maltraité, traité comme un chien – se lient d’affection.

The Bra est un conte à l’érotisme voilé.

© Bodega Films

C’est aussi un conte sans paroles, donc. Quasiment pas un seul mot n’est prononcé par les personnages. Il n’y a que bruits et musique – seul un « choeur » de femmes est entendu à un moment. Les acteurs se concentrent sur leur physique – expressions du visage, attitudes, gestes. En ce sens, Denis Lavant a bien sa place – même s’il ne tient dans le film qu’un second rôle. Son personnage, Kamal, accompagne de temps en temps Nurlan, apprend à conduire le train grâce à lui. Il apporte au film sa dimension de burlesque mécanique.
On entend quand même quelques bruits de bouche et de gorge… et tout cela amène Jacques Tati à l’esprit, même s’il ne s’agit aucunement de comparer les œuvres que celui-ci a réalisées avec The Bra, film qui traîne parfois en longueur. Les rencontres que fait Nurlan quand il cherche à rendre le soutien-gorge sont en effet quelque peu répétitives. Pour certaines, elles manquent singulièrement d’intérêt, d’épaisseur.

Les acteurs ne parlant pas, on pense évidemment au cinéma muet. Mais pas seulement… Aussi à ce que certains ont appelé le cinéma « sonore » – pour le distinguer du cinéma « parlant » – et, Tati mis à part, précisément aux débuts de ce cinéma produit à la fin des années vingt et au début des années trente à la suite du succès du Chanteur de jazz (1927). À cette époque, des cinéastes sont davantage ou tout autant intéressés par le travail sur le son non vocal que par la possibilité de donner la parole aux acteurs/personnages. Ces artistes créent des symphonies de bruits. Dziga Vertov est de ceux-là, notamment avec EnthousiasmeLa Symphonie du Donbass (1931). Mais il y a aussi et surtout Robert Mamoulian avec l’incroyable prologue de son film « parlant » de 1932 : Love Me Tonight (Aimez-moi ce soir). Le spectateur y entend, se superposant progressivement les uns aux autres, les bruits que les habitants de Paname, les travailleurs de la capitale française font au petit matin : cloches, pelles, pioches, marteaux, limes, cheminées, volets, klaxons, tapis battus, draps secoués, etc.
Dans The Bra, on a l’occasion, avec un certain émerveillement, d’entendre et de voir Kamal (Denis Lavant, donc) créer à deux reprises une polyphonie de bruits de machines. Un fond rythmique entraînant sur lequel il peut jouer de sa trompette.

© Bodega Films

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A propos de Enrique SEKNADJE

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