Une page se tourne. Una questione privata est le dernier film des Frères Taviani. Vittorio est décédé le 15 avril 2018. Malade, il n’a d’ailleurs pas participé au tournage, s’étant concentré principalement sur l’écriture du scénario – avec son frère. Paolo dit vouloir continuer à faire des films, mais il les réalisera donc seul.

Una questione privata est l’adaptation du roman éponyme à dimension autobiographique de Beppe Fenoglio, publié quelques mois après la mort de l’écrivain, en 1963. L’action se déroule en 1944, dans le Piémont. Fascistes et antifascistes s’affrontent. Milton, un partisan, se souvient de sa rencontre avec Fulvia, une jeune femme dont il s’est épris et qui est partie se mettre à l’abri à Turin. Milton apprend que Fulvia a peut-être eu une relation avec un ami commun, Giorgio. Celui-ci est également devenu combattant antifasciste. Milton part à sa recherche, probablement avant tout pour tirer l’affaire au clair. Apprenant que Giorgio a été pris par l’ennemi, il tente de trouver une brigade qui détiendrait un prisonnier fasciste, pour procéder à un échange avant que son camarade ne soit exécuté. En vain…

Milton est hanté par le passé – d’où une série de flash-back montrant des rencontres entre les membres du trio -, un temps lumineux révolu, et poussé à retrouver Giorgio coûte que coûte. Une obsession faisant de son parcours une course folle. Milton veut donc régler une affaire personnelle qui lui fait quasiment oublier la guerre, et qui le montre parfois avancer à contresens par rapport à ses compagnons d’armes.

Fenoglio avait placé l’action dans les Langhe, dans ses vignobles. Les Taviani ont choisi de tourner leur adaptation dans un décor plus montagneux – alpin -, principalement celui des vallées de Maira et de Varaita (Province de Coni). Là, ils ont bénéficié de la présence d’un épais brouillard [1] renvoyant symboliquement à la difficulté pour Milton de voir et comprendre la situation le concernant personnellement. Milton est un surnom pour ce protagoniste anglophile et anglophone – comme Fenoglio lui-même. John Milton : un poète anglais du XVIIe siècle, auteur d’un roman intitulé Paradis perdu, et devenu aveugle.

Après avoir écouté et lu quelques une des déclarations qu’il a faites et continue de faire concernant Una questione privata, nous avons le sentiment que Paolo Taviani a du mal à faire ressortir ce qui pourrait être le propos principal du film et à exposer de façon satisfaisante le parti pris par lui et son frère par rapport aux thèmes qui y sont traités.

D’un côté, le réalisateur explique que, dans le film, l’affaire personnelle du protagoniste prend bien le pas sur son engagement : « Nous parlons des sentiments d’un partisan, en nous souvenant qu’eux aussi étaient des êtres humains ». Et, de ce point de vue, il rappelle que Fenoglio cherchait à sortir du carcan d’écrivain de la lutte antifasciste : « Quand Fenoglio a écrit à son éditeur, en parlant de ce livre, il disait : je ne suis pas seulement le chantre de l’épique, du Partisan Johnny [2], ça suffit ! ; je ne suis pas seulement le chantre de la Résistance, j’ai aussi d’autres sentiments, d’autres thèmes ; ça, c’est seulement « une affaire personnelle » » [3].
Et Paolo Taviani de citer Italo Calvino qui a comparé Una questione privata à Orlando furioso – le poème épique que Ludovico Ariosto écrivit dans le courant du XVIe siècle -, et qui voyait, dans le texte de Fenoglio ici évoqué, un « roman de la folie amoureuse et des poursuites chevaleresques » [4].

D’un autre côté, concernant le conflit entre Italiens fascistes et antifascistes au temps de la République de Salò, qui était déjà au cœur de La Nuit San Lorenzo (1982), Vittorio affirme que le fascisme est aujourd’hui de retour et que cela justifie un nouveau traitement du sujet. Il se réfère à une affiche violemment hostile aux immigrés et aux migrants publiée en août 2017 sur internet par le parti Forza Italia, une affiche directement inspirée par celles que réalisa Gino Boccasile pour la République de Salò. Au détournement antisémite d’une photo d’Anne Franck par des supporters de l’équipe de football du Lazio de Rome, en octobre 2017. À ce qui se passe également dans des pays comme la Hongrie ou les États-Unis.

On ne peut que donner raison à Paolo Taviani concernant ce constat, et les très récents événements politiques en Italie – coalition entre la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles – ne font que le renforcer, mais le problème nous semble résider dans une représentation très édulcorée, trop gentiment stylisée de la situation dans le nord de la Péninsule en 1944. Les « fascistes » sont systématiquement appelés dans le film les « cafards ». Pas de trace des Allemands.

Dans son roman, Fenoglio a trouvé un bien meilleur équilibre, un équilibre selon nous plus satisfaisant entre représentation/évocation de la guerre civile opposant fascistes et antifascistes et représentation/évocation de la guerre intérieure qui déchire Milton. Et ce, même si, comme le note l’universitaire Giovanni Pietro Vitali dans un écrit où il procède à une analyse comparative de La Guerre sur les collines, de L’Embuscade (roman achevé en 1958 et publié en 1978) et d’Une affaire personnelle, le conflit armé est utilisé dans le roman de 1963 comme simple « cadre » [5].
Fenoglio fait souvent référence aux orientations politiques des différents groupes de partisans, et à ce qui les unit pourtant dans leur combat. D’un côté, il y a les badoglianistes, les « bleus azur » [6] – Milton est de ceux-là – et, de l’autre, les communistes, les « rouges ». Un fasciste sur le point d’être exécuté par un antifasciste fait explicitement allégeance au Duce. Un partisan raconte l’expédition punitive contre une institutrice profasciste. Milton se souvient et se raconte in petto la bataille de Verduno – août 1944 – à laquelle il a participé.

Calvino, en même temps qu’il rapprochait Fenoglio de l’Arioste, expliquait que, dans Una questione privata, il y avait aussi « la Résistance exactement comme elle avait été, du dedans et du dehors, vraie comme elle n’avait jamais été écrite » [7].

On retrouve dans Una questione privata l’intérêt porté par les Taviani aux paysages naturels de leur pays natal, le prisme poétique à travers lequel ils ont souvent évoqué l’Histoire. Quelques scènes de leur cru sont mémorables : celle de la petite enfant qui a survécu à un massacre, celle du fasciste fou… de batterie… Nous pensons aussi au final qui montre Milton revenir à la raison, sortir du brouillard, et être en passe de voir la beauté qui suivra probablement la fin des combats – un final qui diffère de celui, plus incertain, du roman de Fenoglio [8]. On appréciera en outre le jeu habité de Luca Marinelli, acteur aux yeux perçants.
Mais nous n’avons pas ressenti de charge émotionnelle comparable à celles qui traversent tant d’autres films des Taviani, non plus qu’une mise en question convaincante du caractère épique de ce chef d’oeuvre qu’est La Nuit de San Lorenzo – mise en question à laquelle Paolo Taviani a pourtant explicitement déclaré avoir voulu procéder, avec son frère [9].

 

Notes :

[1] Le brouillard est très présent dans le roman de Fenoglio. Il est comparé à une « mer de lait ».
[2] Traduction du titre original du roman connu en France sous le titre de La Guerre sur les collines.
[3] In « Paolo Taviani su Una questione privata », Cineforum.it, 2 novembre 2017. http://www.cineforum.it/intervista/Paolo-Taviani-su-Una-questione-privata. [Notre traduction].
[4] Italo Calvino, [préface de] Il sentiero dei nidi di ragno, Torino, Einaudi, 1964  [Édition originale sans cette préface : 1947].  [Notre traduction].
[5] Giovanni Pietro Vitali, « Il ruolo del desiderio nella tensione antieroica dei personaggi fenogliani », in Gentes – Rivista di scienze umane e sociali, anno II, numéro 2, dicembre 2015, Università di Perugia.
[6] Les badoglianistes sont les partisans du général Pietro Badoglio qui a remplacé Mussolini comme Président du Conseil lorsque celui-ci a été renversé et incarcéré (juillet 1943), et qui est entré dans la clandestinité après que l’armistice a été signé avec les Alliés par le gouvernement italien (septembre 1943) – armistice ayant eu pour conséquence l’invasion de l’Italie par les Allemands, la libération de Mussolini et la création de la République fasciste de Salò.
[7] Italo Calvino, [préface de] Il sentiero dei nidi di ragno, op.cit.  [Notre traduction].
[8] Cette fin littéraire a été beaucoup discutée, car personne ne sait si le texte est resté inachevé ou si Fenoglio le considérait comme terminé – l’écrivain étant donc décédé avant sa publication.
[9] Cf., par exemple, « Paolo Taviani su Una questione privata », art.cit.

 

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