Notre monde change. Ceci a toujours été le cas certes. Mais aujourd’hui, les progrès technologiques sont tels, à tout point de vue, que notre monde est en train de se transformer de manière radicale, si radicale qu’il est absolument nécessaire de s’interroger sérieusement sur ce changement. L’une des conséquences de ce changement (le basculement dans un monde où le numérique prend une place prédominante, on l’aura compris) est la modification de notre mémoire. Et c’est dans les limbes de notre mémoire, du cortex préfrontal aux ranks des centres de données, qu’Antoine Viviani nous invite à plonger.
Les limbes informatiques, nous informe le réalisateur dès le début du film, sont constituées des données effacées d’un système mais pas supprimées de leur support de stockage et de manière littérale, les limbes sont ces zones étranges situées à la frontière des enfers. Et là, tout de suite, en un écran, tout l’ambivalence (qui ne dit pas grand-chose finalement) se fait jour. Le film s’attache en effet à montrer comment notre mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, est en train de se stocker dans d’immenses « data center », permettant tout à la fois de libérer de la place pour la mémoire vive dans notre cerveau afin de l’utiliser pour autre chose et, dans un même mouvement, de palier aux faiblesses de notre mémoire tristement humaine. Mais alors, que sont les limbes du titre ? Informatiquement, les fichiers de notre mémoire ne sont absolument pas effacés des data center, bien au contraire, ils y sont solidement et durablement stockés. Donc, ce ne sont pas ces limbes là. Donc, ce serait une image de l’enfer qui s’annonce, de l’enfer dont nous ne sommes encore qu’à la frontière. Et puis non, au regard de l’angle tristement positif du documentaire. Finalement, ce sont peut-être les limbes de notre cerveau actuel, dont les obscurs mécanismes ont tendance à effacer un grand d’informations (que l’on recherche en vain) et nous laisser perpétuellement aux frontières des enfers. Qui sait ? Pas moi en tous cas.
Ainsi, l’ère numérique dans laquelle nous avons pénétré au tournant du siècle nous offre un monde nouveau, au sein duquel nos données personnelles sont stockées en dehors de nous, au sein duquel le nombre de données est si grand qu’il ne veut plus dire grand-chose, au sein duquel, demain, nous pourrons faire des choses merveilleuses. En même temps, aller à la rencontre du pape du transhumanisme de la Sillicon Valley, le merveilleux Ray Kurzweil, ou de Gordon Bell, l’un des pères fondateurs d’Internet, devenu un adepte du life-logging (la numérisation de soi) ou encore de la non moins merveilleuse Liesl Capper, PDG d’une société californienne qui vend des êtres virtuels, est un choix des plus clairs. La numérisation de la mémoire est un bienfait pour l’humanité. Mais attention, le reste aussi. Pouvoir déplacer un bras robotisé situé à Paris tout en étant physiquement à Pékin, voilà qui est bien. Pouvoir, à terme, télécharger notre conscience (même si la définition de cette dernière entité est pour le moins obscure) dans un disque dur, c’est encore bien. Enregistrer sa vie entière à l’aide d’une sorte de GoPro perpétuellement installée sur le torse ou sur le front, c’est super bien aussi. Tant de bonheurs annoncés ne devraient que nous réjouir.
Deux éléments tentent de contrebalancer cette vision idyllique de notre avenir. Le premier est la tentative du chroniqueur américain Paul Miller de se déconnecter durant une année. Un an dans le monde réel, avec ses propres capacités, sa propre mémoire et… son propre mal-être. En effet, s’il reconnaît qu’il s’est senti bien mieux les premières semaines, il a vite déchanté, tombant dans un ennui profond et sentant qu’il passait à côté de sa vie. Raté donc. Autre possibilité de s’échapper du bonheur qui advient, le texte « poétique » lu par l’écrivaine Nancy Huston tout le long du documentaire. Si nous avions compris quelque chose à ce qu’elle raconte, voilà qui aurait pu faire contrepoids. Encore raté.
Et pourtant, tout n’est pas rose dans le monde merveilleux du 3 ou 4.0. Il en existe des voix dissonantes, comme celle du chercheur Evgeny Morozov ou celles du collectif Pièces & Main d’œuvre ou des chimpanzés du futur. Voire, dans une certaine mesure, celle du philosophe Éric Sadin. De nombreuses voix s’élèvent contre cette numérisation (voire cette quantification) de soi, dénonçant les immenses dangers de cette course totalement incontrôlée de la technologie, comme la naissance possible d’une IA forte (c’est-à-dire une intelligence artificielle dotée d’une conscience), dont, au contraire, un Ray Kurzweil attend la venue en salivant de joie par avance.
En conclusion, la grande réussite formelle du documentaire d’Antoine Viviani (les images de synthèse représentant des humains sont formes de graphes sont plutôt élégantes) est inversement proportionnelle aux méandres de pensée dans lesquels il s’est embourbés. C’est assez dommage, car le sujet est grave, profond, important, fondamental. De quoi sera fait demain ? Mais surtout, que voulons-nous réellement ? On sait bien ce que veut Ray Kurzweil, les singularistes et autres extropiens américains, mais nous, que voulons-nous ? Outre l’aspect inéluctable (dont il faudrait encore prouver l’inéluctabilité), Antoine Viviani penche bizarrement vers l’aspect positif de cette évolution. Et là-dessus, on a vraiment du mal à le suivre.
Dans les limbes est distribué par Grasshopper aux États-Unis et devrait sortir en France à l’automne.
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