Le deuxième long-métrage du tandem Delphine et Muriel Coulin est un trip qui prend aux tripes. Énoncé ainsi ça peut paraître un bon mot de journaliste, mais le fait est que, rarement un film associe aussi intelligemment et fortement le mental et l’épidermique. En ce sens, Voir du Pays est un dépaysement plus que bienvenu dans le paysage parfois bouché du cinéma français, même si le voyage est tout sauf agréable, tant il est tendu au cordeau.
Adapté du roman éponyme de Delphine Coulin, Voir du Pays se situe pendant trois jours censés être un sas de décompression pour une troupe de militaires. De retour d’Afghanistan, ils séjournent dans un hôtel 5 étoiles à Chypre où ils passeront des tests, une forme de thérapie de réalité virtuelle, etc… Le retour à la réalité est-il possible ? Qu’est-ce que la réalité ? Surtout du point de vue de deux femmes, nos deux héroïnes, la solaire Aurore (Ariane Labed) et l’impétueuse Marine (Soko), les deux seules femmes combattantes dans ce monde viril.
Non contentes d’être sinon le seul, du moins le rare duo de sœurs cinéastes, Delphine et Muriel Coulin mettent en scène pour la deuxième fois des protagonistes, issus de Lorient, leur ville d’origine où vivaient déjà les 17 Filles de leur premier long-métrage. Lorient est une ville militaire où comme Marine le résume de façon percutante : tu es ou militaire ou femme de militaire.
Les deux réalisatrices ont été taraudées par des interrogations du type : Pourquoi une femme part-elle à la guerre ? Pourquoi continue-t-on de penser que c’est nouveau, hors-norme ou étrange ? En quoi la violence serait-elle réservée aux hommes ?
A l’heure où même les tables de café se retrouvent affublées de campagne de recrutement pour l’armée, leur film est d’une brûlante actualité. Il offre une réflexion troublante sur la notion de patrie, d’engagement et surtout d’enracinement. Plus qu’à la France encore, l’enracinement dans le réel, le quotidien. Le tout, servi par un scénario ciselé -qui a d’ailleurs été récompensé par le prix SACD du meilleur scénario, lors de la présentation du film à Cannes à Un Certain Regard- et une mise en scène sensorielle qui nous plonge d’emblée dans le malaise diffus et latent qui va s’accroitre durant tout le film.
Dès l’ouverture, on est saisi physiquement : très gros plan d’un œil qui scrute, inquiet, cerné (celui de la magnifique Ariane Labed) sur fond de bourdonnements hypnotiques. Le son s’amplifie : on découvre un avion rempli de militaires, les yeux couverts de masques de sommeil. Une vision quasiment de film d‘anticipation, sauf que c’est la Réalité. Du moins, une certaine forme de réalité qui prend de plus en plus de place dans ce contexte d’état d’urgence. Parlant de place, un tracé s’opère sur une carte d’Afghanistan à Chypre, en passant par la Turquie. Puis, boum : le choc de l’hôtel de luxe. On ne se lasse pas des plans de réalités parallèles où les militaires marchent d’un seul et même pas, parmi des vacanciers, dénudés et décontractés. Car, ne pas l’oublier, ils sont venus trois jours pour se « relaxer ».
Le programme de « détente » retranscrit dans le film existe dans la réalité. Les Sœurs Coulin s’en sont inspirées pour bâtir une fiction où elles ont subtilement mêlé vrais militaires de carrière et comédiens, tous sont plus que crédibles. D’ailleurs, saluons un casting impeccable, du duo phare qui porte le film à bout de bras : Labed-Soko, à tous les rôles, y compris Ginger Roman, la troisième fille de la bande, infirmière, revenue de ses idéaux. A l’instar de 17 filles, elles questionnent la place de la femme dans la société, son rapport au corps et à la liberté, mais cette fois-ci, le propos prend un impact supplémentaire, interrogeant ni plus ni moins, la notion de Réalité. D’ailleurs, voilà ce qu’en disent Muriel et Delphine Coulin : Alors que nos personnages approchent de la vérité de ce qui s’est passé en Afghanistan au cours de leur mission, le film, lui, va de l’ambiance solaire de l’arrivée à une nuit profonde et à la lumière froide de la fin, comme s’il leur était de plus en plus difficile de voir clair. Une interrogation sur ce que c’est que voir : c’est ce que nous attendons du cinéma
Qu’est-ce que voir ? Comment représente-t-on la violence ? Judicieuse idée de mise en scène : l’utilisation de cette thérapie via des images virtuelles où chaque militaire raconte son expérience en Afghanistan, muni d’un casque.
Comme le martèle Marine : les images sont nettement en dessous du conflit qu’ils ont vécu en Afghanistan, on ne voit pas le sang ! La tension monte au fur et à mesure, devenant palpable et contagieuse : le retour à la norme est-il possible ? Peut-on oublier ? Aurore et Marine doivent-elles s’ouvrir sur l’extérieur ?-la rencontre avec deux chypriotes qui les courtisent. Vont-elles voir du pays ? Vont-elles voir tout court ? Comme le dit le plus sensible des militaires qui, sera, d’ailleurs mis au banc par ses collègues testostéronés : C’est ça revenir à la réalité ? Voir des anglais qui se bourrent la gueule ? Ici, tous les niveaux de réalités sont sujet à caution, comme ces touristes éméchés et ces femmes au sex-appeal démesuré qui ont l’air de simuler un clip MTV, tourner une publicité de leur propre sensualité.
Rarement un sujet aussi à vif n’a été exploré- si on excepte le charmant Les Combattants qui bifurquait habilement de la piste guerrière pour s’attacher à la romance improbable entre Kevin Azaïs et Adèle Haenel ou la version « men only » de la guerre en Afghanistan avec le film arty Ni le ciel, ni la terre. A vif comme la cicatrice immuable d’Aurore et comme dirait Garrel, de toutes ses cicatrices intérieures- invisibles et pourtant si profondes. Voir du pays donne à voir de l’Invisible, que demander de plus à un film ?
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