Wei Shujun aime explorer les genres: récit de jeunesse, avec Courir au gré du vent (2020) ; comédie méta avec Ripples of Life (2021) et film noir avec Only the River flows, son dernier opus, présenté à la sélection Un certain Regard en 2023 et prix du jury du 4ème Festival du film policier Reims Polar en 2024.

Adapté d’une novella de Yu Hua située dans la Chine des années 90, Mistakes by the River,  le film en conserve le caractère iconoclaste: doté de tous les oripeaux du thriller, il décevra le spectateur en quête d’une intrigue bien ficelée pleine de suspense ou  d’un commentaire social explicite. Il réjouira davantage le cinéphile, qui y retrouvera une esthétique noire vintage à souhait et un itinéraire de dérive face à l’opacité du monde, qui peuvent évoquer aussi bien de Palma que le Bong Joon Ho de Memories of Murder. 

À première vue, tous les éléments du genre sont là: un petit village désolé;  des meurtres, des suicides, des secrets. La pluie incessante, qui revêt tout de son rideau glauque. Ma Zhe (Zhu Yilong), un flic beau gosse et taciturne dans sa veste en cuir, confronté à une hiérarchie avide de reconnaissance plus que de vérité et affublé d’un acolyte un peu fantasque qui procure quelques moments de respiration comique. Une succession de coupables tout désignés: un fou, un couple qui s’aime en secret, un coiffeur aux moeurs hétérodoxes. Entrelacez ce récit criminel apparemment exemplaire et l’histoire intime du héros, dont la femme (Chloe Maayan) est enceinte d’un bébé à qui l’on prédit une possible infirmité: vous obtiendrez ce qui ressemble bien à la quintessence d’un film noir des années 90, avec les beautés vénéneuses qui lui sont propres, en particulier les belles scènes nocturnes, enveloppées d’un noir profond.

Comme souvent dans le polar venu d’Asie, un soin tout particulier est apporté à la mise en scène des corps dans l’espace, dessinant une toile de fond joliment théâtrale sur laquelle noirceur et burlesque coexistent avec une grande élégance. Les accidents de cadre, l’enfermement des personnages dans d’incessants sur-cadrages, soulignent l’impossible accès à la vérité aussi bien que les entraves à la liberté individuelle. À ce titre, la première scène, pour aussi énigmatique qu’elle soit ( quel est son lien avec la suite? L’enfant qui y joue au justicier est-il le héros jeune? ), donne le ton: un gamin y déambule, enveloppé d’une cape de justicier, dans les couloirs étroits d’un immeuble désaffecté. Une grande ouverture apparaît enfin: révèlera-t-elle la présence du malfrat poursuivi? Non: par cette trouée ne s’offre à la vue qu’un abîme et un panorama imparfait sur une ville partiellement détruite. De même, dans le récit policier, les seuls élargissements du champ sont ceux qui s’opèrent lorsque l’on est au bord de la rivière, lieu de tous les crimes: le désenclavement spatial n’a lieu que pour mieux donner à contempler la mort. 

Mais le récit policier se révèle déceptif. Les coïncidences s’enchaînent, qui permettent d’élucider l’affaire un peu trop vite (et parfois mal, ce qui réserve  toutefois quelques rebondissements). Surtout, les mobiles restent insondés. Image d’un État policier qui ne s’inquiète que de mise en scène de son pouvoir à coup de nombre de résolutions? D’ailleurs, c’est dans l’ancien cinéma de cette petite ville de Banpo qu’on installe l’équipe chargée de l’enquête : « Plus personne ne va au cinéma, on va le transformer en couverture pour les investigations » dit le chef de la police (Hou Tianlai), personnage croquignolet et inquiétant qui ne cesse d’en appeler au sens du collectif tout en écrasant ses subalternes au ping-pong. Dans le cinéma désaffecté, un spectacle en remplace un autre. La frustration de l’enquêteur comme du spectateur est aussi à la mesure de l’opacité de destins que l’on ne saurait sonder sans se perdre. La phrase de Camus choisie comme épigraphe le signale d’emblée: « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux ». Ainsi l’image du puzzle, que la femme de Ma Zhe réalise tandis que son mari enquête, est-elle astucieusement détournée. On craint d’abord la métaphore gros sabots mais on glisse vers quelque chose de plus inattendu et fantastique. C’est le mouvement général du film. Il se referme peu à peu autour de la dérive de son héros, de ses projections mentales, de ses ruminations. Reclus dans l’ancien cinéma, le flic torturé écoute les bandes magnétiques qui ont permis de clore l’enquête; sur un écran, il projette photos et montages. Le film devient alors l’histoire de quelqu’un qui perd pied à force de vouloir comprendre, car « plus on cherche à analyser en profondeur le sens de la vie, plus on a de chance de passer à coté d’elle » (Wei Shujun). Ce n’est bien sûr pas sans évoquer les classiques du genre de l’investigation délirante et obsessionnelle, de Blow up à Conversation secrète. Une parenté que souligne le choix de la pellicule, qui donne son cachet rétro au film, et en convoque d’autres dans ses ombres vaporeuses. Mais, pour Wei Shujun, le 16 mm est surtout plus apte à faire ressentir le passage du temps et à attirer l’attention sur ce qui demeure imperceptible : « Dans mes films comme dans ceux des autres, c’est toujours la part invisible qui me captive le plus », affirme-t-il. Qui plus est, la pellicule confère à l’oeuvre sa part de mystère dès le tournage: 

Réaliser un film sur pellicule est plus difficile : en cours de tournage, on ne peut voir que le cadre, la composition, la mise au point. Sur le moniteur, on ne voit guère que de la neige. Donc, nous ne découvrons l’image qu’après, et nous travaillons dans une forme de brouillard.

Dans Only the River flows, tout en effet se brouille, à l’image d’une société pleine de contradictions où l’individu et le collectif, le passé en décrépitude et l’avenir incertain, la volonté de comprendre et l’impossibilité de maîtriser le destin ne cessent de se heurter pour créer un vertige grandissant. Une cape, une moustache, une veste, un ordre du mérite jamais retrouvé, un puzzle miraculeusement terminé, suffisent à troubler notre compréhension de la temporalité et de la réalité. 

On aura compris que le film suscite une sensation de Déjà-vu par ses choix thématiques et esthétiques. Dans sa résolution à rester à la surface des choses, il déjoue les attentes de profondeur politique et sociale, de densité psychologique ou d’intrigues retorses. Il n’empêche que s’en dégage, grâce au jeu retenu de son acteur principal et à sa mise en scène très soignée, un vrai charme nostalgique et ténébreux. Quant aux trois regards d’enfants qui le scandent, ils créent une sensation de vague effroi dont on ne se défait pas aisément. 

Sortie le 10 juillet 2024

Couleur, pellicule 16 mm, 101 minutes.

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