Pour mieux comprendre ce que représente The French Dispatch dans l’œuvre de Wes Anderson et l’appréhender comme il se doit, il est peut-être nécessaire de revenir à la dernière scène de Moonrise Kingdom. Alors que Sam et Suzy se séparent à nouveau, un travelling vertical dévoile le tableau peint par l’apprenti scout juste avant son départ. On y retrouve la plage dans laquelle les deux adolescents vécurent leur amour le temps d’une fugue enchantée, avant d’être ramenés de force dans leur maison par des adultes inaptes au romantisme. Par la grâce d’un fondu enchaîné, la toile s’anime et l’on délaisse le chevalet pour revenir au lieu réel, balayé par les vagues et vierge de toute présence humaine. La peinture du jeune homme devient alors le réceptacle des fantasmes et des réminiscences consolatrices, le cadre dans lequel se gravent les souvenirs d’une idylle passée. À l’instar de son personnage, le réalisateur américain a semble-t-il déposé dans ces ultimes plans ses derniers tourments adolescents, clôturant ainsi le premier chapitre de sa carrière consacrée à cet âge de la vie et à son interminable prolongation, source d’une profonde nostalgie de l’enfance qui la précède et d’une inadaptation au monde adulte qui lui succède.
On peut en effet scinder sa filmographie en deux parties. La première se structure autour de deux grands axes thématiques : la famille et ses dysfonctionnements d’une part, la fin de la jeunesse et les désillusions occasionnées par les premières épreuves de l’existence de l’autre. La deuxième phase, entamée avec The Grand Budapest Hotel en 2014, est plus difficile à cerner d’un seul trait mais elle prend la forme d’une réflexion ludique sur le cinéma – et l’art en général -, sur l’Histoire, sur les diverses époques qui ont forgé le monde qui est le nôtre et sur l’organisation des sociétés, prenant ainsi un tour plus politique. La résurgence du fascisme, la dérive autoritaire entreprise par certaines démocraties, la cause animale et, surtout, le sort des exilés sont autant de sujets qui traversent ces trois derniers opus. Le cinéma de Wes Anderson s’est donc ouvert au monde, n’en déplaise aux détracteurs de la première heure qui lui ont toujours reproché de ne proposer que des théâtres de marionnettes hermétiques à tout ce qui provient de l’extérieur. Et si son style est si immédiatement reconnaissable, il s’implante toujours dans un univers radicalement différent d’un projet à l’autre, ce qui prouve sa capacité à se renouveler tout en conservant sa patte et la cohérence de son propos. C’est d’autant plus vrai depuis The Grand Budapest Hotel puisque chacun de ses films répond désormais à la volonté de se plonger dans une cinématographie particulière. Celui sorti en 2014, tourné au format académique des studios hollywoodiens d’antan, était un hommage au classicisme des années 30, et principalement à celui de Lubitsch dont Anderson a hérité du savoir-faire pour les comédies sophistiquées et raffinées. Quatre ans plus tard, L’Ile aux chiens apparaissait comme une reprise des épopées de Akira Kurosawa, passée au filtre du stop-motion. Aujourd’hui, c’est tout un pan du cinéma français qui est convoqué pour The French Dispatch, s’étendant des films noirs de Henri-Georges Clouzot aux œuvres plus expérimentales et colorées de la Nouvelle Vague. Bien sûr, comme souvent chez le texan, les références sont multiples et ne se limitent pas au septième art, mais toutes ces cinématographies constituent le cadre premier à partir duquel s’articule une nouvelle intrigue.
Cette dernière production s’inscrit donc dans la continuité des deux précédentes et l’on pourrait, à certains égards, y voir une trilogie officieuse sur l’histoire du cinéma et sur la fragilité de la démocratie en proie au chaos. Ce virage entrepris dans une œuvre riche de dix longs-métrages n’est pas exempt de tout reproche. Les scénarios sont de moins en moins personnels et sont quelque peu écrasés par un casting impressionnant de célébrités, qui pousse le spectateur à se demander quel acteur va surgir au plan suivant. La volonté de conférer un souffle romanesque à l’écriture et de l’agrémenter de plusieurs péripéties affaiblit l’unité de la narration, qui se disperse en plusieurs sous-intrigues. Si Anderson a toujours construit ses histoires autour d’un groupe, il s’agissait auparavant de familles divisées – imposées ou reconstruites – dont la reconstruction était l’enjeu principal de l’œuvre. Désormais, ces communautés s’apparentent à des galeries de personnages aux liens plus ténus, si l’on excepte la relation filiale entre Mr. Gustave et Zero dans The Grand Budapest Hotel. Cela s’explique en partie par le fait que les ressorts psychologiques des personnages, qui étaient auparavant les moteurs du récit, sont désormais relégués au second plan, derrière les rebondissements de l’intrigue et la mise en scène de l’action. En d’autres termes, Wes Anderson a peu à peu opéré un glissement de l’intime au spectaculaire.
Ce virage opéré depuis 2014 est donc d’abord d’ordre scénaristique. Rappelons que le cinéaste a commencé sa carrière en écrivant en binôme avec son colocataire à l’université et ami de toujours, Owen Wilson, durant ses trois premiers films – Bottle Rocket (1996), Rushmore (1998), tous deux inspirés de leur jeunesse texane, et La Famille Tenenbaum (2021) – avant de s’entourer de Noah Baumbach pour deux de ses portraits de famille – La Vie aquatique (2004) et Fantastic Mr. Fox (2009). Or, depuis Moonrise Kingdom (2012), il a semble-t-il pérennisé sa collaboration avec Roman Coppola et Jason Schwartzman – entamée en 2007 avec A bord du Darjeeling Limited – assumant une nouvelle forme d’écriture plus ample et plus rythmée. The French Dispatch marque d’ailleurs une nouvelle rupture puisqu’il s’agit d’un film à sketchs, poussant encore plus loin l’éclatement de la narration. Cette structure constitue peut-être la principale limite de l’œuvre puisque les personnages manquent de temps et d’espace pour exister réellement et ainsi susciter notre adhésion. Elle court également le risque de laisser de côté ceux pour qui la fiction ne peut se concevoir sans une histoire tenue de bout en bout.
Mais ces quelques écueils n’ont finalement que peu d’importance car la véritable substance du film se situe ailleurs. Contrairement à ce qui a été parfois dit, ce dixième long-métrage n’est en rien le signe que Wes Anderson est arrivé au terme de son dispositif. Il est au contraire le témoignage d’un réalisateur en pleine vitalité, qui refuse de se reposer sur ses lauriers et propose quelque chose de radicalement différent. Le cinéaste n’est jamais allé aussi loin dans l’innovation, faisant de chaque plan un événement et proposant des visions d’une beauté époustouflante, sans égale dans le cinéma américain contemporain, si l’on excepte Terrence Malick. Comme ce dernier l’avait fait à partir de The Tree of Life (2011), le dandy texan propose désormais des récits affranchis de toute convention, prenant la forme de flux d’images qui viennent étoffer notre imaginaire et qui nous laissent entrevoir un univers fictionnel qui ne sera qu’esquissé, nous laissant la charge – et le plaisir – de l’investir de tous nos vœux. Il propose ici un film conceptuel qui demande au spectateur un autre type de regard : il ne s’agit plus de suivre scrupuleusement le développement d’une trame narrative mais, bien davantage, de se laisser embarquer dans une rêverie sur la France d’antan, celle qui s’étend des années 40 aux années 60, appréhendée à partir des fictions qui l’ont représentée. L’auteur perfectionne son art de la suggestion, utilisant les interstices de son récit et la profondeur de ses images pour laisser poindre un monde disparu qui n’existe que dans nos têtes mais qui n’en constitue pas moins une part importante de nos existences. Un tel procédé engendre son lot de frustrations mais c’est justement ce manque au pouvoir fertile qui est la source du sentiment doux-amer qui nous accompagne en quittant la salle obscure. Ce nouvel opus est une réflexion sur le temps qui passe, non plus cette fois à l’échelle d’une existence humaine comme c’est souvent le cas chez le créateur de La Famille Tenenbaum, mais à l’échelle de l’humanité. Comment se fait-il que ces époques vécues par un certain nombre d’entre nous et dont nous héritons aujourd’hui soient devenues un épisode de l’Histoire, un vestige? Comment appréhender ce qui nous semble à la fois extrêmement proche et infiniment lointain? Ces questions laissées en suspens distillent une émotion diffuse sitôt la projection terminée et font naître en nous une furieuse envie de retourner goûter à ce parfum d’antan.
Il faut certainement se résoudre à l’idée que le Wes Anderson premier âge n’existe plus, celui qui s’est illustré par ses portraits d’êtres abattus, regardant l’enfance qui s’en va avec mélancolie et désarroi, et par ses descriptions minutieuses de familles qui se déchirent pour mieux se retrouver. Mais rappelons-nous que, dans sa filmographie, la perte est toujours le préalable à une renaissance, certes teintée d’amertume, hantée par la conscience que les récits et les mondes laissés derrière soi ne reviendront pas, mais animés par un désir inextinguible de création et d’aventures. Il est possible qu’avec The French Dispatch se referme une trilogie officieuse sur le cinéma, l’histoire et la mémoire collective. Ou bien peut-être cette phase se poursuivra-t-elle avec son prochain projet, Asteroid City, dont le tournage vient de se terminer et qui, parait-il, aurait pour ambition d’en revenir aux grands espaces de l’Ouest américain. Nul doute que la mythologie du Western constituerait un parfait terrain d’exploration pour le cinéphile. Mais, qu’importe la véritable nature de cette prochaine production, elle est en tout cas le signe que l’ambition et la volonté du réalisateur de se diversifier sont plus présentes que jamais.
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