« Accompagne-moi à la Montagne du Château Féerique, nous goûterons à l’enchantement du vallon et de ses champignons…Ici, les âmes sœurs danseront à jamais au-delà des nuages…et du ciel », murmure une voix flûtée d’azur et d’abysse, se faufilant parmi les sapins de la forêt, comme un écho d’émeraude.
Il était une fois Les Trois Reptiles Immortels —Alice, Hazel et Jodie—, une maman au bois dormant, une boulangère mi-sphinx mi-peau d’âne, une sorcière taxidermiste, son cow-boy domestique, et une petite fée follette des bois. Ils habitaient la forêt de la Montagne du Château Féérique, là où le soleil poudroie, l’herbe verdoie, les nuages pommellent le bleu doré du ciel, la mousse tapisse les rochers frayant le carillon d’un ruisseau, et les amanites tue-mouches, petits champignons des pays des merveilles, émaillent l’écorce craquelée des souches.
Sillonnant les routes fleuries de poussières d’herbes sauvages et de pétales d’or avec leurs mobylettes, Alice, Hazel et Jodie, leur butin en main —une console de jeu vidéo dérobée dans la remise d’un grand magasin— regagnent triomphalement leur maison surplombant les montagnes, et déballent religieusement l’emballage sur le tapis ; une main balaye une horde de legos, dont le cliquetis s’interrompt pour laisser place au silence majestueux d’un gâteau recouvert de glaçage et constellé de cristaux de noix, une autre main dépose un bocal débordant de bonbons multicolores, puis une corbeille de fruits, dont le rouge se reflète sur le verre dépoli de petites bouteilles de soda : le jeu peut enfin commencer —si seulement ils obtenaient le mot de passe du contrôle parental. Mais Miss Julie, la mère de Hazel et Jodie, même fiévreuse et alitée dans sa chambre jonchée de mouchoirs, n’est ni indulgente, malgré leurs paroles mielleuses et leurs offrandes —quatre verres de boissons différentes—, ni dupe : Alice n’est certainement pas venue pour regarder un « documentaire pédagogique », et les enfants doivent prendre l’air, car ce sont les vacances et le temps est splendide. Finissant par céder aux lamentations et aux implorations des enfants, Miss Julie pose alors l’unique condition : lui apporter la tarte aux myrtilles de chez Miss Celia qu’elle aime tant.
Une condition, qui, métamorphosée par une succession d’imprévus et de péripéties rocambolesques, plonge les Trois Reptiles Immortels dans un monde merveilleux peuplé d’êtres mystérieux et de formules magiques ; dans une épopée flamboyante où la quête de sens et de vérité s’articule avec la magie incandescente de l’enfance, et où s’effacent peu à peu les contours du temps, de l’espace, du réel et des croyances. Riddle of Fire, premier long métrage du cinéaste américain Weston Razooli, se déploie telle une odyssée entrelaçant le conte de fées avec une multitude de genres parallèles, leurs images, symboles, et motifs clés —le cinéaste parle d’ailleurs de « néo conte de fées »—, avec une poésie et un sens de la magie qui ancrent son univers dans un imaginaire paradoxal, quelque part entre réminiscence et inouï.
Par sa trame narrative, ses personnages et ses décors, Riddle of Fire compose un conte odysséen, à mi-chemin entre le merveilleux et la mythologie, dans une poétique de l’ivresse d’aventure, et pose la quête comme symbole existentiel : de la naissance amère du désir, à la consolation enchantée de le rendre éternel. Weston Razooli emprunte aux topoï classiques des contes de fée et des mythes, d’abord en introduisant son récit dans l’immensité lointaine, idyllique et ensorcelante de la forêt de montagnes en Utah, où le soleil ne cesse jamais de briller, les nuages blancs parsèment le bleu du ciel, immobiles, et le vert des sapins luit sous la chaleur de l’été. L’usage récurrent de la voix off, sous titrée en police gothique, participe à l’ancrage de Riddle of Fire dans l’univers du conte, ponctué de préceptes, d’indications et autres vérités générales ; surtout lorsque cette voix off narrative est énoncée par une fée des bois, Petal, dont la mère, Anna-Freya, est une sorcière taxidermiste usant de ses pouvoirs magiques pour anéantir le Prince de la Montagne du Château Féérique. De l’élément perturbateur —le mot de passe inconnu du contrôle parental— à la résolution ; en passant par l’enchaînement des péripéties —la pâtisserie fermée, l’ingrédient manquant, l’altercation dans le supermarché, la filature dans la forêt nocturne…— où se confrontent l’adjuvante du trio protagoniste, Petal, et les opposants, le Gang de la Lame Ensorcelée ; Riddle of Fire pose les jalons narratifs du conte de fées, tout en jouant avec les clins d’œil allusifs. Lorsque Alice, Hazel et Jodie constatent la clôture de la boutique de Miss Celia, ils accourent chez elle en lui implorant de leur donner la recette de la fameuse tarte aux myrtilles : Celia leur pose alors une (seconde) condition : lui trouver « quelque chose de plus froid que la glace », là où Peau d’Âne réclamait une robe couleur de temps. Dans le film de Weston Razooli, la condition renvoie aussi bien aux contes merveilleux qu’aux mythes, et s’érige au rang de l’énigme ; et les Trois Reptiles Immortels, adaptant leur quête au gré des aléas de leurs péripéties, vont au-delà de la réalisation de l’épreuve soumise : ils la créent de toute pièce —la tarte aux myrtilles,—ou la réinterprètent à leur façon —la polysémie du mot « glaçant », qui donne à Jodie l’idée d’offrir à Celia une atroce poupée de cire. À travers ce comique de mots, Riddle of Fire transpose les motifs du conte de fées dans un théâtre de comédie, où les protagonistes, à la différence d’un Petit Chaperon Rouge ou d’une Cendrillon, jouissent de l’absolue liberté de jouer avec les attentes —et les nerfs— des personnages archétypaux habitant le récit.
Dialoguant avec la musique dungeon synth (1), les images sur pellicule 16 mm, dont les couleurs et le grain donnent vie à l’univers merveilleux, sont habitées par un véritable sens du détail poétique, qui surgit dans la représentation de la nourriture, avec les bonbons-larves multicolores, les pinces de crabes surgelées, l’œuf moucheté, « une eau bien fraîche et un thé à la menthe, un bon soda glacé au gingembre et une infusion relaxante » que Hazel et Jodie apportent à leur mère pour la soudoyer ; mais aussi dans les décors —la chambre de la petite Petal ressemble à une forêt, avec un arbuste en tête de lit, des plumes d’oiseaux fixées au mur, des pommes de pins et brindilles parmi les crayons de couleurs ; et Le Temple du Bonheur, rappelant un cabinet de curiosités : « Un immense espace avec des tas de trucs dedans (…) géré par un type vulgaire, Dana Troubadour ; il a une adorable poule dans sa cour qui s’appelle Valentina » ; ou encore dans les indices écrits, comme sur la jeep du Gang de la Lame Ensorcelée (« Destination; Heaven »), les inscriptions sur les T-shirt des personnages, ou les sous et sur titres subtilement disséminés, notamment lors de plans en scopes de jeu vidéo : « Que tu sois chevalier ou écuyer, es-tu prêt pour l’épreuve ? ». Weston Razooli manie l’art du détail visuel, à la fois en tant qu’indice narratif, mais aussi, sous le prisme —le scope— de l’enfance, en tant qu’éveil et imagination sensoriels constants.
Odyssée oscillant entre le merveilleux, le mythe et la poésie picturale, Riddle of Fire se construit autour d’une quête dont les proportions s’élargissent sans cesse, au même titre que les contours de l’imaginaire : Alice, Hazel et Jodie jouent avec le feu, autant dans la métaphore du titre que dans celle de l’expression, en volant dans les grands magasins ; en filant un dangereux gang dans la forêt nocturne…« Tout ça pour un œuf ! », l’unique ingrédient manquant pour la recette de la tarte aux myrtilles, mais, symboliquement, une passerelle vers le monde secondaire rêvé.
En prétendant épouser la forme du conte de fées, Riddle of Fire convoque une constellation de genres dans une mosaïque particulièrement onirique, où s’entremêlent souvenirs, fantasmes et symboles propres au rêve : un hommage à l’enfance, par la peinture de son incommensurable imagination, de ses propres lois et et propres croyances. Entre film d’aventure, comédie, fantasy, western et jeu vidéo, le film crée une poétique de l’emboîtement de mémoires : mémoire mythique, mémoire individuelle, mémoire fantaisiste. Le « conte du feu » passe alors magiquement de l’aventure des courses-poursuites, de la filature et la quête, à la fantasy du mystérieux clan de la Lame Ensorcelée ; du western avec le personnage de John, associé-serviteur de la sorcière Anna-Freyra, chemise à carreaux, sac en peau de vache et goût prononcé pour les armes, au jeu vidéo, objet initial de la quête narrative, et formellement dans les plans reproduisant le prisme d’une console. Théâtre des codes des genres artistiques, le film joue également avec ceux du genre, en brisant les normes de la masculinité : on pense au personnage de John, martyrisé et asservi par la sorcière, ou encore, à cette scène particulièrement tendre et poétique, où Hazel et Jodie, allongés torse nu au soleil sur un rocher, parlent d’amour et de mariage.
Riddle of Fire se métamorphose alors en un voyage entre le rêve et le jeu, entre la mélancolie d’un univers qui peu à peu se dépigmente, et la réjouissance d’une invention de tous les possibles : le rêve, en tant qu’images héritées, et le jeu, en tant que construction de ces images. Dans le film de Weston Razooli, les fantasmes oniriques se figurent dans le mélange des genres et la réappropriation des mythèmes —comme dans cette scène à la nuit tombée, dans la forêt, où Alice, Hazel et Jodie, aidés de Petal, observent John, seul devant le feu de camp du gang de la Lame Ensorcelée, et décident d’un plan stratégique pour récupérer l’œuf moucheté : Jodie entonne alors une comptine pour attirer son attention, comme un chant des sirènes ; et Hazel, chargé de récupérer le trésor, succombe à la dangereuse tentation des saucisses, du poisson, des oeufs et des pinces de crabe crépitant sur le feu, comme piégé dans la caverne du Cyclope Polyphème.
Alors que les fantasmes du rêve convoquent des unions chimériques entre les contes et les mythes, ou entre des personnages traversant le cadre de leurs propres récits, les souvenirs oniriques de Riddle of Fire resurgissent plutôt dans des références picturales, sonores et d’atmosphère : le cinéma de David Lynch imprègne par légères touches le monde d’images de Weston Razooli. Dès l’ouverture du film, la musique se déploie avec quelques subtiles tonalités héritées de Badalamenti, et le générique défile en lettres vert fluo, sur la route surplombée par les pins : un hommage à Twin Peaks qui se poursuit dans la création d’ambiances à l’aura fantastique, comme dans la scène d’arrivée au Temple du Bonheur, où des lueurs rose fuchsia jouent avec les faisceaux orangées et les ombres rouges, portés par des accord de jazz empreints de gravité mystérieuse. Aux fantasme et souvenirs s’ajoutent les symboles oniriques, qui apparaissent au gré de l’aventure : le briquet rouge sur un rocher, le trèfle à quatre feuilles, la taxidermie, l’œuf moucheté…autant d’objets qui composent et agencent le sens de l’univers de Riddle of Fire, animé par l’occultisme, les passerelles entre les mondes, les amulettes et la magie.
Monde imaginaire ou rêvé, « Riddle of Fire » pose l’énigme du feu : Weston Razooli esquisse un voyage métaphorique et cosmogonique, entre l’intemporalité des traces du passé, et l’atemporel d’un futur à créer. Les motifs des contes merveilleux parsèment le récit, s’articulent aux souvenirs mythologiques et légendaires, et s’intègrent à la toile de fond du jeu vidéo, célébrant la communion énigmatique entre l’héritage mythique, de tous temps, et la contingence du jeu vidéo, hors du temps. À la fois protagonistes et joueurs, Alice, Hazel et Jodie sont acteurs de leur monde, créant les péripéties, et s’engageant corps et âme dans la quête ludique de l’œuf moucheté : l’ingrédient manquant pour réaliser la condition d’entrée dans leur jeu ; le symbole du passage vers un autre univers ; un œuf cosmique fictif, qui érige le film de Weston Razooli au rang mythopoétique (2).
Voyage au pays des merveilles, de l’autre côté du miroir, Riddle of Fire consacre un hommage à l’enfance, au ravissement du hasard, et à la quête d’infini, dans un espace-temps flamboyant et poétique, que jamais l’on ne voudrait quitter.
(1) Dungeon synth : genre musical électronique mêlant black metal, instrumental de fantasy et bandes sons de jeux vidéos de rôles.
(2) Mythopoétique : littéralement, « fabrication des mythes ». Tolkien aborde cette notion dans son essai Du conte de fées, théorisant le genre répondant à quatre valeurs : la Fantasy avec la création d’un « monde secondaire », le « Recouvrement » (émerveillement), « l’Evasion », et la « Consolation » avec le principe d’eucatastrophe (coup de théâtre triomphal).
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