“Il y a un plaisir exquis à soumettre un esprit insolent, à faire en sorte qu’une personne pourtant déterminée à ne pas vous aimer reconnaisse votre supériorité »[1]. Cette confidence de l’héroïne à son amie condense parfaitement l’esprit mordant et la verve caustique à l’œuvre dans Love and Friendship, le dernier film jubilatoire de Whit Stillman. Cette adaptation d’un écrit de jeunesse de Jane Austen aurait à première vue de quoi surprendre de la part du maître de la comédie indé à l’américaine. Et pourtant ! L’humour subtil du dialogue, le caractère vaguement désuet des personnages, le mélange de distanciation ironique et de sensibilité propres aux films de Whit Stillman entrent immanquablement en résonance avec l’univers de la romancière anglaise.

            Love and Friendship tire son propos d’un très court roman intitulé Lady Susan et écrit en 1794 alors que Jane Austen n’avait pas vingt ans. Le récit y emprunte la forme épistolaire pour raconter les tribulations d’une veuve séduisante, ambitieuse et rusée en quête d’un parti avantageux. Le titre du film provient quant à lui d’un autre récit, tout aussi bref, écrit à quinze ans, dans une veine satirique. On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Whit Stillman à décaler le titre d’une œuvre et le contenu d’une autre. Au-delà de l’aspect objectivement plus accrocheur du titre Love and Friendship, le réalisateur a peut-être conservé du roman précoce de Jane Austen sa tonalité absurde et grotesque, terriblement efficace à l’écran.

Copyright Blinder Films - Chic Films - Revolver Amsterdam - ARTE France Cinema

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            C’est que Love and Friendship est un film d’une drôlerie réjouissante qui semble décliner toutes les formes du comique. Le burlesque est parfaitement incarné par deux personnages de bouffons qui bousculent les usages et font voler en éclats les bienséances. A Sir James Martin, aristocrate d’un naturel jovial mais totalement dépourvu d’esprit et dont la bruyante gaieté n’a d’égal que la bêtise, répond comme une sorte de contrepoint grotesque Lucy Manwaring, épouse bafouée, pantin hystérique aux gesticulations inutiles. Mais le film fait aussi la part belle à un comique beaucoup plus sophistiqué, personnifié par Lady Susan Vernon, femme remarquablement intelligente qui multiplie les saillies piquantes, maîtrise l’art de la conversation, et dont le discours est imprégné d’une forme ravageuse d’humour noir. On se délecte de la manière dont l’héroïne se tire de chaque faux pas et de la mauvaise foi dans laquelle elle s’enfonce toujours plus. Ce mélange d’ironie et de cynisme est d’autant plus savoureux qu’il se fonde sur l’implicite, sur le sous-entendu, sur un usage systématique de périphrases et d’euphémismes. Il y a une vraie jouissance à entendre Lady Susan manier avec brio une langue raffinée pour proférer, avec l’air de ne pas y toucher, des horreurs sur son prochain.

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            L’intérêt essentiel du film réside certainement dans ce portrait de femme machiavélique, admirablement campé par Kate Beckinsale. Son goût pour l’intrigue, sa lutte pour le pouvoir et l’influence, sa beauté désarmante en font une « femme aux pouvoirs ensorceleurs », digne héritière de la marquise de Merteuil. Comme l’héroïne des Liaisons dangereuses, elle témoigne d’une noirceur sans fond et « aspire à la satisfaction délectable de rendre toute une famille malheureuse ». En voulant forcer Frederica, sa fille, à épouser un homme que celle-ci abhorre et en l’éloignant d’elle pour que la jeune femme ne lui fasse pas de l’ombre dans la course aux prétendants, Lady Vernon s’apparente à un personnage sans vergogne. Toutefois, son pragmatisme et sa lucidité tranchent sur l’insouciance naïve des autres personnages féminins, ce qui rend la dimension morale du film plus complexe qu’il n’y paraît. Lady Susan use certes de moyens particulièrement révoltants pour s’élever et pourtant, elle cherche ainsi à contrôler son destin et à gagner une certaine autonomie, à l’instar des héroïnes de Whit Stillman – la sincérité en moins.

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          En définitive, Whit Stillman réussit avec Love and Friendship le pari impossible de proposer une adaptation cinématographique supérieure à l’œuvre originelle. Par sa théâtralité et son rythme, le film rehausse en effet l’éclat de ce récit de jeunesse, que Jane Austen avait choisi de ne pas publier. C’est du reste un producteur de théâtre qui a permis au réalisateur de Love and Friendship de financer son film, projet personnel sur lequel Whit Stillman a travaillé pendant dix ans. C’est peut-être ce qui explique la remarquable mise en scène de ce drame aux accents truculents. Le générique, ponctué d’une mélodie à la harpe puis de roulements de tambour, imprime dès les premiers instants une cadence enlevée au film. Sur les premières images résonnent alors les accords sublimes de la Musique pour les funérailles de la reine Mary de Purcell. Premier décalage surprenant : cette élégie funèbre n’accompagne pas une tragédie mais un mélodrame, en l’espèce, le départ précipité de Lady Susan, qui quitte le manoir des Manwaring après avoir séduit Monsieur sous les yeux de Madame. Une voix-off nous présente alors les personnages principaux de cette comédie qui défilent dans de petits médaillons, chacun des arrêts sur image contribuant à former une vertigineuse galerie de portraits. Seul le personnage éponyme est absent de ce deuxième générique. Moteur de l’intrigue, sujet de toutes les conversations, Lady Susan est d’abord introduite par le biais de la rumeur : sa réputation la précède, littéralement. Le va-et-vient des domestiques dans les demeures contribue aussi à la théâtralité du film : majordomes, valets et femmes de chambres indiscrètes redoublent le spectateur à l’écran, témoins impassibles ou narquois des manœuvres de l’héroïne. Enfin, l’omniprésence des scènes de départ ou d’arrivée, la multiplicité des trajets en calèche, qui apparentent Lady Susan à un parasite tenace profitant de l’hospitalité des uns et des autres et poursuivant sans relâche de potentiels candidats au mariage, participent tout autant de la dramatisation vaudevillesque de l’action.

Durée : 1h32

[1] « There is exquisite pleasure in subduing an insolent spirit, in making a person predetermined to dislike, acknowledge one’s superiority. » in Lady Susan, letter 7

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A propos de Sophie Yavari

1 comments

  1. Jean-Kely

    Très bel article, clair et bien documenté, qui donne vraiment envie de voir le film et de connaître l’oeuvre qui l’a inspiré.

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