On aurait pu commencer par poser le contexte de la Syrie en 2015. Mais en réalité, Wissam Tanios, dans ce documentaire sur deux frères fuyant leur pays en guerre, compose un véritable impromptu de l’exil et de la mémoire.
Un chant mélancolique et lancinant traverse l’écran dans une image en monochrome écarlate. Le chant se coupe d’un écran noir où apparaît le générique de début du film, puis reprend, dans une lente respiration. Comme si, même une fois l’image disparue, la musique ne cessait jamais. C’est un peu l’ambition de Wissam Tanios, expliquant avoir eu « le sentiment que quelque chose était en train de disparaître », et qu’il voulait en faire « quelque chose d’immortel ».
La question de la mémoire et de sa transmission est omniprésente dans le film, tant dans la richesse de la forme que dans les paroles rapportées par les protagonistes. Entre entretiens informels, plans contemplatifs de paysages, appels vidéos enregistrés et archives de vidéos familiales, Loin de chez nous rassemble des fragments d’instants et de souvenirs pour les graver sur une pellicule au relief remarquable. Le réalisateur souhaitait d’ailleurs que les images d’archives ne consistent pas en de simples retours dans le passé, mais plutôt en des enclaves essentielles à la narration.
Mais si ces images tissent en effet la toile narrative du film, nous permettant de comprendre les liens entre les personnages ainsi que leur histoire familiale, elles s’imprègnent également du présent, en y répondant par un émouvant jeu d’échos. Comme l’exprime l’un des deux frères, « La caméra de notre oncle a accompagné toute notre enfance. Elle nous suivait partout ». Et c’est le cas, car la caméra parvient à transcender, littéralement, les limites temporelles. Dans une séquence du présent, le cinéaste appelle « Milo ! » (Milad), avant que l’apostrophe se perde et se fonde dans un écran noir ; et puis l’on continue à entendre le cri en écho, écho noyé par une musique lancinante, qui se transmet jusque dans le passé, dans une vidéo de son enfance : « Où es-tu ? Je te cherche partout. Pourquoi tu pleures ? ». Cette interrogation, directement mise en relation avec le Milad adulte, est profondément émouvante : où est-il aujourd’hui, et qui est-il devenu ? Cette question, le cinéaste n’y répondra jamais explicitement, peut-être d’ailleurs parce qu’il n’y a pas besoin de réponse. Le travail de mise en scène quant à la mémoire et à sa transmission au fil du temps se suffit à lui-même et porte en lui des enjeux existentiels et phénoménologiques : comment avancer, comment transmettre –on pense ici à Jamil, devenu menuisier à la suite de son père et de ses ancêtres, qui exprime son désir inconditionnel de transmettre ce savoir-faire à ses propres enfants–, comment se percevoir dans la temporalité.
Ici, le montage, virtuose, rompt avec la linéarité de l’existence et interroge la conception aristotélicienne selon laquelle « la nature fluente du temps se révèle inintelligible » : au contraire, il s’agit, par le biais de la création, et en l’occurrence du montage, de lui redonner toute son intelligibilité. Si le cinéaste a choisi de découper le film sous la forme d’un journal de bord, en intégrant les dates et les lieux des séquences, c’est sans doute pour nous donner à voir la temporalité à la manière d’un long voyage, ponctuées d’étapes d’affranchissement et de régression.
En cette quête, aussi bien de l’avenir, par la fuite du pays en guerre, que du passé, la caméra se saisit de ces moments d’enfance afin d’en construire une mémoire, infaillible. Wissam Tanios confie d’ailleurs avoir eu le sentiment d’un devoir de transmission, en hommage à son oncle qui filmait ses fils, enfants. Dans une séquence montrant une fête foraine à Berlin, où Milad s’est réfugié, ce dernier informe son frère en parlant du caméraman : « Il est avec moi, tu verras bientôt ces images où je te parle ». Comme si le récit était intemporel, et que la séparation n’existait pas ; et que l’image était une promesse, inébranlable.
Cette réflexion sur le passage du temps s’incarne également dans l’expression de l’angoisse, indicible, de la séparation et de l’oubli, tant par les images d’archives que par les entretiens avec les deux frères. « Ne m’oubliez pas, quand vous ferez ce voyage, pensez à moi d’escale en escale », chante l’un des personnages. On pense aussi à cette scène du début, où Milad exprime ouvertement son désir que les enfants, à qui il donne une leçon de musique, n’abandonnent jamais ce cours ; et à la réponse de ces enfants, qui refusent de laisser partir leur professeur. Jamil, quant à lui, affirme qu’il désire fuir, « sans dire au revoir à personne ». Pourtant, il confie que les photos des membres de sa famille, qu’il souhaite emporter avec lui, sont ce qu’il a de plus précieux. En ce sens, l’image, dans tous les sens du terme, devient un véritable trésor mémoriel, et une conjuration de la disparition.
À ce récit au relief particulièrement étoffé, s’ajoute une autre dimension : celle de la musique. La trompette de Milad représente un symbole existentiel, celui de son parcours identitaire à travers le film. Il le dit d’ailleurs, « La seule chose qui ne me quittera jamais, c’est ma trompette ». L’éternité qu’elle semble alors incarner joue également un rôle dans les liens, éternels aussi, entre les deux frères : comme pour renchérir à la description de l’atelier de menuiserie faite par Jamil, Milad voit en celle-ci une représentation de la Syrie, notamment par les couleurs et les matériaux de l’atelier, qu’il souhaite jouer à la trompette. A ce titre, Loin de chez nous est une œuvre intimement synesthésique, éveillant des sens insoupçonnés à son destinataire.
De ce magnifique documentaire sur l’intemporalité, l’on pourrait retenir cette phrase, lourde de sens, inscrite sur une affiche dans la chambre de Milad : « Film ain’t dead forever ».
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