A l’opposé de ces dérives, le titre du film de Xavier de Lauzanne, Enfants Valises, investit d’un sens profond et méconnu, la collision faite entre ces deux mots. Les Enfants dont il est question dans ce film documentaire singulier, ont émigré en France, rapatriés, expatriés, réfugiés, illégaux, etc. Ils ne maitrisent pas -bien- la langue et au regard de l’article L 131-1 du code de l’éducation, ils ont les mêmes droits et obligations à l’instruction que tout autre enfant de six à seize ans. L’Education Nationale offre à ces jeunes étrangers un cursus adapté, particulièrement centré autour du perfectionnement en français.
Le film s’ouvre sur un très jeune adolescent africain cadré de près, Thierno. Intimidé mais souriant, il regarde la caméra en alternance avec ce qui l’entoure ; ses regards sont vifs et amusés. Une voix en off a déjà commencé l’appel du matin. Le panoramique qui suit révèle une salle de classe mixte, aux élèves métissés et plutôt sages. La séquence s’arrête brièvement sur le profil de Julie Legrand, la professeure de français, qui lit le nom des élèves penchée sur son bureau. Et elle se poursuit par de courts plans serrés sur quelques enfants souriants, bavardant entre eux, distraits mais attentifs, et sur le générique. L’appel se termine par un bâillement démonstratif du jeune Thierno, et de la réprobation douce mais appuyée de Julie. Aucun nom et prénom n’aura été écorché par la prof, et le cours peut commencer…
C’est en riant, y compris d’eux-mêmes, qu’ils racontent brièvement le cœur de leur existence passée. Quelques-uns n’ont connu que l’école coranique ; d’autres ont dû balayer la maison de leurs professeurs ou leur acheter du pain ; d’autres encore ont été privés d’une fréquentation régulière de l’école, etc. Et puis, dans quelques pays d’Afrique, comme le dit en riant Aboubacar dans l’hilarité générale : « En Afrique, si tu veux manger, il faut voler. », alors l’école…
Deux garçons congolais et malien, Juloic et Kalifa, sont véritablement sidérants ; ils parlent de la France, de leur amour pour ce pays, et de ce qu’ils en attendent. Ils énumèrent avec leurs mots ses valeurs fondatrices, républicaines et universalistes : le pays des Droits de l’Homme du Citoyen et des Lumières, l’égalité des droits, une France terre d’accueil, etc. Telle une terrible leçon, qui s’achève par une phrase pure et simple de Kalifa : « la France est un pays fidèle, généreux… qui veut vivre avec tout le monde » !
Ses applications dans « les quartiers » à forte population française d’origine africaine, devenus zones d’éducation prioritaires, sont de plus en plus inefficaces, voire négatives, malgré quelques petites mesures incitatives à la discrimination positive. Avec un taux d’échec élevé, ces écoles continuent de vouloir -faire- croire en leurs mythes fondateurs et en leurs principes indifférencialistes. Ce manque d’évolution et d’adaptation accentue le repli sur soi communautaire. Heureusement, chaque école et collège, chaque enseignant(e), conscients des limites et des échecs du système, garde une faible marge de manœuvre et de liberté ; qu’ils -ou elles- l’utilisent ou pas, reste une question d’éthique limitée par le critère de la nationalité.[1]
Dans la classe des Enfants Valises, personne n’est encore français. Les deux professeures disposent d’une relative autonomie, d’outils éducatifs appropriés, à même de faire émerger à la fois une construction identitaire républicaine et une ébauche de multiculturalisme. Quelque part entre le système éducatif anglais qui tente d’intégrer l’ethnicité, et celui de la France que ne veut pas la voir, cette classe unique en son genre essaie, plus en théorie qu’en pratique, de faire cohabiter ces deux modèles. Le projet éducatif et pédagogique n’en reste pas moins exceptionnel, comparé aux classes conventionnelles, Z.E.P. comprises ; même s’il est avant tout motivé par l’apprentissage de la langue française, seule « porte d’entrée » possible. La personnalité généreuse des enseignantes, leur relation aux enfants fortement impliquée, ouvrent quelques fenêtres sur l’enrichissement qu’offrent la diversité et la curiosité de l’autre.
Plus le film se déploie, plus cette classe semble se rapprocher d’un idéal éducatif. Les adolescents s’accrochent, suivent, jouent le jeu et s’amusent beaucoup avec ce qu’il leur est demandé. Surtout, ils respectent et aiment leurs profs, même Hamza, un élève pourtant au bord de l’échec et de la rupture… Il suffit que, dans la dernière partie du film, surgisse un problème cruel de conséquences, tel un climax de fiction, pour que le rêve s’écroule, face à une réalité devenue banale dans toute autre classe de la République. La haine et la violence remplace un temps la quiétude et la richesse des échanges. La parole, cette fois, est prise par les enfants pour invectiver, menacer, accuser, hurler, et elle ne suffira pas… Seules la psychologie, la tolérance, la douceur encore, distillées par Julie, permettront d’éteindre cet incendie. Même si quelques braises continueront à rougeoyer…
Enfants Valises est beau et magistral de bout en bout, posant mille questions essentielles plutôt qu’une, sur les « valeurs » défaillantes qui prédominent aujourd’hui dans la vieille Europe. En France, un gouvernement chassant l’autre, les politiques restent. Qu’il s’agisse de l’immigration, de l’attribution de la nationalité, du « problème » des sans-papiers, des Roms, du droit de vote des étrangers, de leur intégration, et de « la Laïque » toujours laissée pour compte et nécessiteuse, le constat est effrayant. Depuis un quart de siècle, nos dirigeants utilisent à tout-va ces questions sociétales et civilisatrices en les simplifiant, en les niant même, pour les transformer en lignes de séparation, en crispations, en peurs, et en bulletins de vote. Le pire pour l’avenir de la société civile, serait qu’ils arrivent à installer – plus durement encore – cette angoisse devant l’altérité, cette trouille du vivre ensemble, de l’entraide, etc. Pour le coup, l’histoire « nationale » en train de se faire pourrait ressembler à d’autres passées, ou l’horizon ne cessait de s’assombrir…
Deux-trois ans après le tournage, quand Xavier de Lauzanne téléphone à quelques-uns, et aux jeunes filles Iako et Dalel, pour savoir ce qu’ils et elles sont devenus, ces désormais jeunes adultes ont bien commencé à poser quelques valises, pour avancer dans la vie ici en France. Si l’optimisme et l’opiniâtreté s’entendent, il faudrait être d’une autre planète pour ne pas s’apercevoir que le chemin sera long pour devenir français. Hamza, le jeune à fleur de peau et sensible, a disparu ! Pour passer de sans-papiers à sans-papiers hors la loi ? Peut-être… Même s’il demanda mieux plus d’une fois.
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