Attention il y a du suspense dans Ex-TAZ, donc, attention spoilers…
Paris rave-t-il ?
Les premières secondes du film Eden réalisé l’an dernier par Mia Hansen-Love nous montraient les futurs protagonistes de l’intrigue, tout affairés à roder autour du Fort de Champigny lors d’une rave party. Une de celles organisées au début des années 90 par quelques-uns des figures évoquées (directement ou indirectement) dans ce précieux documentaire réalisé par notre collaboratrice émérite Xanaé Bove qui signe là une plongée plaisante et flottante dans les nuits parisiennes de la tournure des années 80/90.
Le documentaire de Xanaé se terminerait d’ailleurs presque là où ce film commence, avec ces seconds rôles lambda de ces nuits furieuses et inoubliables, appelés par la suite à s’approprier en partie le second volet de cette histoire. Bientôt en effet la fameuse French Touch, bientôt les soirées thématiques restées cultes (Respect etc.), bientôt la récupération bestiale, finale, brutale et le long tunnel aseptisé dont nous avons encore aujourd’hui le plus grand mal à nous extirper. Loin de cette petite bourgeoisie électro, Ex-TAZ nous invite à nous souvenir mais surtout, et pour beaucoup d’entre nous, à découvrir cette époque précisément datée, de 1987 jusqu’à 1994, de la nuit parisienne et de ce mouvement spontané, improvisé et alternatif qui a saisi une partie de sa jeunesse.
Mouvement spontané et improvisé ? S’il est raconté et disséqué ici, il était alors simplement dans l’action, la pure action visant le plaisir et la fête, loin de tout mouvement de contestation, loin de toute discours politique et/ou social.
Alternatif ? Tout se passait en effet aux marges. My way (et le Do It Yourself qui va avec) Not The Highway. L’information circulait entre initiés, les lieux étaient choisis au gré des opportunités, les dates nullement suivies et sanctuarisées au maximum en un évènement (et un lieu) unique. L’esprit retrouvait là pour partie celui des fameux clubs de la décennie précédente et de la mixité (dans tous les sens du terme) qui s’y rapportaient, une démocratisation pure et dure de la fête (ceux qui savaient venaient, sans autre forme de filtre).
Je Pense Donc Je Sue – La Carte Et Le Territoire
Rendre compte de ces quelques années où une certaine frange de la jeunesse parisienne se rendit comme maitre et possesseur de sa ville, comme aurait pu le dire René Descartes. L’adage développé ici n’est finalement pas si éloigné en effet de la maxime du bon René (un vrai bonnet de nuit pour ce qui le concerne) visant à connaître au mieux tous les arcanes de la nature (ou bien la ville) « … et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »
Laissons ici de côté le caractère curatif et thérapeutique du procédé pour nous intéresser par l’entremise du travail de Xanaé Bove au versant hédoniste, festif et féroce de cette appropriation de l’espace urbain. Le documentaire nous présente en effet une topographie précise de l’action et un théâtre précis des opérations. On parle pour cette « république de la fête » de TAZ (Temporary Autonomous Zone soit Zone d’Autonomie Temporaire) et d’espace de liberté éphémère. Cette « république joyeuse » a pris forme et vie dans certains quartiers parisiens, mais surtout dans des endroits alors en jachère industrielle, des entrepôts abandonnés (et aujourd’hui transformés en résidences de standing et/ou en pittoresques zones d’activités commerciales à l’instar de Bercy 2 par exemple), des chantiers imposants, des espaces privatifs (appartements, par exemple) pris d’assaut le temps d’un soir et d’une nuit. Cette appropriation de son espace par une certaine frange de la jeunesse parisienne d’alors est l’un des éléments marquants de cette époque et c’est un des points les plus attachants du documentaire que d’avoir réussi à la rendre palpable.
C’est la Cristallisation, comme dit Pat Ca$H
Pour raconter une histoire et tisser un seul et même fil de ces aventures éparses, il convient de trouver un point médian, un fil rouge (pour rester dans la même symbolique). Le personnage de Pat Ca$h entre alors dans le jeu. Figure emblématique de toutes ces années et de tous ces lieux, ce personnage larger than life symbolise bien ce segment précis de cette fin de siècle où différents courants jusqu’ici parallèles se sont, en partie par son intermédiaire, réunis en un manifeste hédoniste et joyeusement foutraque pour faire de Paris une fête, pour faire une fête de Paris.
Futur organisateur de soirées, futur trublion de celles des autres, future figure marquante et charismatique de cette faune urbaine, Pat Ca$h épouse par son parcours personnel tous les différents flux appelés à alimenter la nuit underground parisienne à la tournure des années 80/90, comprendre: le punk, le hip hop et la techno. Ca$h puisait en effet ses racines musicales dans le punk et le hardcore, en qualité de batteur du combo Cosmic Wurst, formation alliant énergie punk et esprit fun avec notamment le futur Niktus de FFF dans ses rangs, qui oeuvra sur la scène parisienne à la fin des années 80. La sensibilité personnelle du bonhomme l’amenait aussi du côté du rap, dans la dynamique des micro-scènes disséminées çà et là sur le sol parisien, notamment pour les soirées Chez Roger ou du côté du « Terrain Vague » de la place Stalingrad[1], ce happening permanent orchestré à partir de 1986 par Dee Nasty (qu’il est, je pense, inutile de présenter) sur le modèle des block party américaines entre sono de fortune, scratches savants et concours de break-dance, le tout sous les bombes des nombreux graffeurs qui ont investi cette friche à ciel ouvert. L’électro enfin, avec ce mouvement émergeant dans lequel Ca$h et beaucoup d’autres vont tomber tête la première, sitôt les premières boucles Acid diffusées sur le sol français.
To Rave – Raved – Raved
Si le phénomène des raves s’enclenche en Angleterre à partir des années 1987/1988, c’est un peu plus tard qu’il arrive en France, notamment par l’entremise du trio à l’origine de Rave Age qui organise les premières raves sur le sol français avant de devenir un label. Ce phénomène va dès lors irriguer la vie nocturne parisienne qui va vivre là une sorte de nouvelle démocratisation de ces activités, après l’âge d’or des clubs de la décennie passée. Au vase-clos désormais étouffant de ces derniers, la rave propose un espace éphémère et libre de droit(s), qu’il soit festif mais aussi opiacé et sexué. Souvent organisée dans des friches industrielles en général et des entrepôts abandonnés en particulier, la rave fédère nombre de tribus autour de son leitmotiv alternatif. Le début des années 90 voit le phénomène toucher la France, notamment Paris et sa petite couronne[2] avec parmi les organisateurs le même Pat Ca$h. Certains relais se font alors le relais de ces exactions festives, ils entrent également dans la boucle narrative du documentaire, de Libération à Actuel en passant (surtout) par les deux radios les plus importantes de la décennie 90 : Radio Nova et Radio FG. La filiation des raves est toute trouvée, du Free Festival Hippie aux Free Parties qui vont prendre la suite des raves, une fois celles-ci plus ou moins récupérées par le fameux « système ». Ce phénomène va vivre, comme toute parenthèse enchantée et avec elle tout mouvement, une belle montée puis une brusque descente, le tout en l’espace de deux à trois années.
Au fil du documentaire, on se retrouve ainsi aux premières loges des années dorées du genre (1992 et 1993 en gros) au prix de nombreuses anecdotes bien senties, de la rave près des Moulins de Pantin incluant baignade dans le canal à celle sise dans un des parkings du futur Opéra Bastille, en passant par celle fameuse du futur tunnel de Saint-Cloud) puis de la gueule de bois qui suit, comme la récupération, attendue et inévitable, s’invite à la fête avec des soirées de plus en plus grosses et de plus en plus sponsorisées, bien loin de l’esprit initial, sans même parler du combat des pouvoirs publics (dans la lignée de celui mené en Angleterre par l’administration Thatcher) avec une réglementation de plus en plus restrictive et liberticide pour des lieux, il est vrai, plus ou moins incontrôlables.
En parfait symbole de cette chute Sodome & Gomorrhe, la brusque disparition aux contreforts de l’année 1994, de Pat Cash, réinventé ensuite (dans une discrétion des plus élégantes après le tohu-bohu de ses vertes années) en figure spirituelle israélite (un rabbin quoi), viendra parachever la mutation de cet âge farouche en ère industrielle, même si la suite de l’histoire n’est pas sans intérêt, ne serait-ce que musicalement avec l’explosion des multiples scènes de la grande famille électro.
Ex-Taz et Epectase
S’il aurait été vain d’intellectualiser les actes spontanés et souvent improvisés des théoriciens de l’instant présentés au fil du documentaire, il est très agréable (re)plonger avec lui dans cette eau-là, une eau circonscrite, chaude bouillonnante, un jacuzzi alternatif en quelque sorte qui rend compte des agissements singuliers et marquants cette vague générationnelle et, à travers elle, des premiers pas (sautillants, vociférant et surtout joyeux, même si extrêmes d’une certaine manière) de ce nouveau pan de l’histoire des musiques électroniques.
Xanaé Bove est peut-être parfois trop près de son sujet avec cette volonté de faire de ce documentaire une loupe ultra-grossissante d’un phénomène qui s’épanouissait essentiellement dans la discrétion et le cercle d’initiés. Des personnalités fascinantes, singulières et attachantes ? Certes oui. Des héros et des rebelles pernicieux ? Sans doute pas. Le film aurait sans doute gagné à ce que sa matière biographique et musicale soit abordée avec un peu plus de distance, histoire de laisser au spectateur le choix de juger par lui-même, en intervenant moins comme guide tout au long du film. Mais peu importe, car c’est aussi la joie et l’enthousiasme de sa propre découverte, de cette archéologie vers une période à laquelle elle n’était pas forcément attachée, qu’elle communique. Son travail rend compte précisément avec une certaine candeur de cette jeunesse et de cette époque, une autre (jeunesse comme époque) à célébrer l’intensité de l’instant, le refus du lendemain et la sacralisation de l’aujourd’hui et du maintenant :
« Ah jeunesse, éternel été ! »
[1] (Là même où s’élève aujourd’hui une place conviviale menant à l’un et l’autre des deux complexes de cinéma qui se font face.
[2] Mais pas seulement, notamment par l’intermédiaire des soirées Fantom, notamment organisées par le futur musicien Juan Trip, qui qui mit à mal la commune de Morlaix ou le grand ouest francilien.
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